Les techniques mixtes de Clint Griffin témoignent à leur manière du fonctionnement de la mémoire humaine ; elles évoquent aussi l’enchaînement des visions d’un rêve éveillé. Ces œuvres répondent à un traitement de type gestuel, mais concurremment accusent un souci de structure. Griffin explore le laisser-aller d’un flot d’images mentales surgies en libre association, tirées d’un vaste gisement de souvenirs. À cette spontanéité dont la source est onirique, il associe la récupération de matériaux hétérogènes d’origine commerciale.

L’artiste peint sur des panneaux de contreplaqué industriels ; il ajoute ici et là des photos découpées provenant de magazines et réalise ainsi des tableaux assimilables à des collages.

Dans ses compositions, il se dégage une « poétique des absences ». En effet, Clint Griffin fait preuve d’un sens très fin de l’espace vide et le matérialise par des aires dépouillées, des zones désertées, de larges flaques d’ombres. Il soutient son propos par un jeu de couleurs qu’il estompe au point de donner l’impression « d’absence » de couleur, d’espaces flottants ou de légèreté de l’espace pictural. Parfois même, les éléments visuels paraissent se soustraire au regard devant des découpages dans le contreplaqué, créant un vague effet de sculpture ou de relief pictural. Les champs de faible densité chromatique installent un sentiment de flânerie que manifeste et renforce l’insertion d’une silhouette humaine indistincte, parfois lointaine, égarée, perdue ou plongée au cœur de lieux énigmatiques.

La présence d’un personnage justifie à la fois le paysage et le tableau. Son état d’acteur perplexe ou somnambulique revêt une triple fonction : il symbolise le rôle qu’exerce l’artiste, il incarne l’observateur de la scène, il légitime la distance ou la théâtralité sans laquelle il n’y aurait pas de sens – fût-il absurde ou chaotique – à ce que l’artiste donne à voir.

Alors, que dire de ces lieux ? Au fil des compositions, forêts, prairies, étendues d’eau attestent d’un discret mais réel romantisme de la nature que malmène le recours fréquent aux photos d’édifices et d’appareils techniques si caractéristiques des conditions de la vie urbaine contemporaine. Les pelouses et les rivières qui parcourent les tableaux de Clint Griffin s’érigent-elles en barrières protectrices d’un psychisme humain bousculé et déstabilisé par les changements sociaux ?   Ce n’est pas si sûr. Encore que l’engouement que ne cache pas Clint Griffin pour les espaces naturels semble bien indiquer que oui. Deux couleurs dominantes semblent soutenir cette position : le vert prairie auquel répond le vert plus grave des arbres des boisés et le bleu aquatique qui se mue en bleu azur ou bleu ciel. Ces tons contribuent à l’évocation très intense des environnements naturels.

Une calligraphie au lettrage fantastique définit parfois le rythme de l’image. La carrure de l’écriture dans Fast As A ébauche des coordonnées verticales et horizontales afin de stabiliser une image englobant mer et plage, ainsi qu’une route qui ne débouche nulle part. La discrète silhouette dans un coin de l’image accentue le romantisme de la scène : elle agit comme le rappel d’un moi qui relie entre eux les flots de l’océan et le courant de la mémoire. La narration ébauchée par la présence humaine, aussitôt entamée, s’efface. Le récit se noie dans la vague ou le vague de la mémoire et de la nostalgie.

Le noir, le bleu, l’orangé et le vert sont au rendez-vous dans Obstacle Illusion. Quelques signes plutôt furtifs déclenchent des images intenses : prairie, verger, ciel gris, océan, quai maritime. L’artiste est hanté par l’élément eau. « L’eau est la vie », s’exclame-t-il. Et dans une remarque complémentaire, il ajoute : « L’eau, c’est également la destruction ! » L’anéantissement par l’eau l’impressionne : pas les cendres du feu, ni les décombres du tremblement de terre. « C’est le tsunami du Pacifique en 2004 et ses destructions qui m’ont bouleversé ; c’était l’image même du déchaînement de l’eau. » Pourtant, dans ses tonalités bleu clair et immaculé, l’eau est suggérée comme rêveuse et apaisante dans Our Making Any Better (Nous pourrions faire mieux… en fait, c’est un titre cryptique, intra­duisible).

Dans Living Somewhere Between Then And Now (Quelque part entre présent et passé), Griffin fait preuve de sa maîtrise de la peinture de paysage (en l’occurrence le paysage canadien) avec certaines de ses particularités : ciel gris, eau bleue d’une grande intensité, maisons et herbages travaillés sur deux registres complémentaires : lumière de l’automne tardif, grisaille quasi hivernale. L’artiste propose une perspective linéaire dans une scène champêtre, tandis qu’ailleurs, dans une œuvre comme Fast As A, il ébauche une perspective étagée, à la chinoise. Dans Our Making Any Better, le regard pictural plane au-dessus d’un champ apparemment inondé d’une obsédante flaque bleue. La variation de perspectives picturales contribue à la sensation de nostalgie et de prépondérance des souvenirs.

Le recours aux techniques mixtes, l’hybridité de l’image qui vibre et se transforme sont pour Griffin une manière de traduire la réalité fragmentée que transmettent les technologies des communications qui dominent la vie actuelle. Si le contenu de l’œuvre est lyrique, sa structure hétérogène renvoie par effet de contraste aux visions éparses et éclatées que donne de lui-même un monde constitué d’images électroniques.

House and Home est une sculpture assemblage produite en contreplaqué de récupération. Se détachant d’une ouverture découpée au milieu d’un paysage lacustre, une improbable cabane en bois est fixée au bout d’une tige métallique et placée dans un état de flottaison. L’une de ses façades semble appartenir à une église de campagne. L’allusion à la rêverie surréaliste, un peu dérivée de Magritte, est assez frappante.

Griffin a la capacité de créer des œuvres en partie abstraites, en partie figuratives, en frôlant à sa manière des moments de l’histoire de l’art moderne. Contrairement à bien des artistes contemporains qui privilégient le signe fort, l’empreinte très explicite, Griffin emprunte un discours léger qui laisse une grande latitude au spectateur de trouver son propre rythme au fil des images. 

CLINT GRIFFIN NOT STAYING 
Galerie Trois Points, Montréal
Du 23 novembre au 21 décembre 2013