Notre époque est balafrée de conflits et de drames d’une férocité qui nous semble inégalée. Horreurs de la guerre, troubles de l’âme et monstres à figure humaine pullulent ; journaux et écrans de tout acabit exhibent à l’infini leurs spectacles cauchemardesques. Mais lorsque l’on regarde un tant soit peu en arrière, force est de constater que ce n’était guère mieux avant, quoi qu’en pensent certains nostalgiques. Certes les sombres desseins de notre inhumanité ont de tout temps eu cours, dans la réalité comme dans sa représentation.

Rien de tel que l’art pour sonder les tréfonds de l’âme afin d’en faire jaillir le beau jusque dans l’infamie la plus immonde. Et s’il est une exposition qui exprime un tel phénomène avec justesse, c’est bien Le Soleil noir de la mélancolie (joli titre repris d’un sonnet de Gérard de Nerval), sélection d’une soixantaine d’estampes et de dessins, pour l’essentiel issus des collections du Musée des beaux-arts de Montréal, concoctée par son conservateur des maîtres anciens, Hilliard T. Goldfarb. Des Caprichos, célèbre série d’eaux-fortes de Goya (1799), à Mélancolie III, gravure sur bois en couleur de Munch (1902), on y explore les émotions extrêmes traitées par ces artistes qui, depuis les préromantiques et tout au long du XIXe siècle préfreudien, ont été fascinés par les vicis­situdes de l’âme humaine, du conscient à l’inconscient en passant par la gamme infinie des nuances du subconscient, là où se terrent ogres et démons.

Dans cet ensemble d’œuvres de Blake, Delacroix, Hugo, Bresdin, Ensor, Vallotton et autres Rops se dessinent les pourtours de la notion de sublime si chère aux romantiques. Dès le milieu du siècle des Lumières, le philosophe anglais Edmund Burke n’écrivait-il pas que : « Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger, c’est-à-dire tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source du sublime ; ou, si l’on veut, peut susciter la plus forte émotion que l’âme soit capable de sentir. » (Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. Paris : J. Vrin, 1973, p. 69). Sublime qui allait permettre aux artistes du siècle suivant de transcender les horreurs de l’existence terrestre, dans un mélange d’émouvante excitation et de terrifiante frayeur, également à l’œuvre dans de nombreux textes littéraires auxquels il est fait référence, quand ils n’ont pas été la source immédiate des peintres-graveurs.

Au cœur de l’exposition, trois séries de Goya (Los CaprichosLos Desastros de la Guerra et Los Proverbios) et deux d’Odilon Redon (la Tentation de Saint Antoine, dédiée à Flaubert, et quelques lithographies tirées de son Hommage à Goya) se font écho dans un ballet macabre et magnifique. Pas tant par leur parenté stylistique ou technique que par leur propension à incarner le sublime à l’œuvre dans l’horrifique, au-delà du visible même.

La belle scénographie de ces petites salles, sans enflure ni clinquant (la couleur aubergine des cimaises est idéale et l’éclairage tamisé qu’exige la conservation des artefacts sur papier sert ici efficacement le propos), dans la noble tradition des présentations savantes mais jamais ennuyeuses, met en évidence le caractère prophétique des gravures de Blake, précurseur d’un romantisme gothicisant, autant que celle du symboliste Redon, véritable chaînon entre les romantiques du XIXe et les surréalistes du XXe siècle, qui exploreront à leur tour les turpitudes de l’âme humaine. On ne peut qu’être interpellés par ces images puissantes qui résonnent avec celles de nos temps troubles et anxieux, où le sublime brille le plus souvent par son absence. Une invitation à méditer notre rapport au réel et notre capacité à voir au-delà de son horreur banalisée, exhibée jusqu’à la pornographie, mais rarement transcendée. 

Le Soleil noir de la mélancolie
Musée des beaux-arts de Montréal 
Du 23 août au 11 décembre 2016