Placée sous le signe de la déconstruction, une installation récente de Peter Gnass réunit photos, dessins et reliefs en carton pour parler du lien entre statuaire et sculpture.

Photographiées de dos, des statues de personnages historiques sont placardées à l’extérieur de musées aux quatre coins de la planète. Sur ces scènes improvisées, Madeleine de Verchères croise Lénine, Christophe Colomb ou Champlain. La petite sirène de Copenhague se retrouve aux côtés de John A. MacDonald, Francisco Franco, Maurice Duplessis. L’artiste a juxtaposé en bandes ces photos pour les afficher, sans permission, sur les parvis d’institutions telles que le National Museum ou le Stadsmuseum de Stockholm, le Musée de la Civilisation et le Musée national des beaux-arts du Québec, le Musée d’art moderne de la ville de Paris et le Centre Pompidou à Paris ; le Musée des beaux-arts de Montréal et le Musée d’art contemporain de Montréal ; le Staten Museum for Kunst et le National Museet de Copenhague.

Sur les murs de la salle d’exposition, les grandes images de ces statues se succèdent telles qu’on pouvait les voir alignées aux abords des musées.

Érigées en hauteur au milieu de l’espace, un assemblage de caisses de carton intègre des festons découpés de la même matière, des serpentins de fête et des plumes de paon. Sur un mode parodique, le tout pourrait évoquer une stèle ironique et irrévérencieuse. Des médaillons également en carton, de même qu’une série de dessins grand format bouclent l’installation. Des apports kitch s’incorporent à la mise en forme en évoquant le factice.

Une réflexion inédite

Dans ces grands papiers, Peter Gnass brosse au fusain des visions caricaturales, alliées à des citations tirées de tableaux bien connus. Un bestiaire accusateur voisine avec des personnages empruntés à des tableaux célèbres ; il en va ainsi, par exemple, des figures de tricheurs puisées chez Georges de La Tour. Au fil de ces rendus habiles en grand format, le spectateur retrouve dans ces dessins l’univers des statues photographiées par Gnass. Avec ces dessins, les photos issues des statues, les images documentant leur affichage sauvage aux abords de musées et les constructions dans l’espace, Peter Gnass suscite une réflexion inédite.

« Cette galerie de personnages veut défier le temps mais n’y parvient pas, explique l’artiste. D’où le titre La Multitude déchue. »

Le dispositif rappelle la fonction commémorative, politique et décorative de ces effigies. En interrogeant comme il le fait le fort caractère symbolique de ces « marqueurs de l’espace public » et en décodant les enjeux qui s’y rattachent, Peter Gnass donne à voir une étrange mutation. Ces statues qui, dans un autre contexte, pourraient sembler aller de soi, renvoient à leur rôle d’attributs du pouvoir. Gnass indique qu’elles appartiennent à un système iconographique soumis à une série de normes préétablies. L’une d’elles rappelle le mimétisme de l’époque où toute statue se définissait comme une figure entière et de plein relief représentant un homme, une femme, une divinité, un animal. Les techniques et les matériaux étaient au service de ces normes conformément aux principes de permanence ou de concordance aux conventions artistiques. Alors que, petit à petit, sa mission commémorative s’escamotait, la sculpture s’est opposée à la statuaire pour ne plus remplir les mêmes fonctions déterminées.

Désavouant ces modes conventionnels qui réduisent la sculpture à une technique de production et de reproduction, Peter Gnass fait de ces alluvions issues de l’histoire de la sculpture le cœur de son propos. L’œuvre traduit ainsi un champ d’expérience et une vision du monde qui n’en relève pas moins du substrat d’une tradition pourtant passée à la moulinette. En ce sens, la dénonciation espiègle de l’artiste tient de l’anti-monument.

Pieds de nez salutaires

Peter Gnass aborde avec un plaisir frondeur ces grandes questions en égratignant au passage l’histoire avec un grand H. Une fois de plus, il surprend son public par ces retournements inattendus qu’il affectionne. Pour preuve, il suffit de se rappeler ses œuvres des années 1985-2010. Il s’intéressait alors aux mécanismes par lesquels un lieu réel, souvent photographié, dessiné ou mis en perspective, pouvait se transformer en représentation au risque de n’évoquer que la vacuité un peu vaine ou dérisoire d’un décor constitué de matière inerte.

Ici, bien que les thèmes évoluent, une même réflexion allie ludisme et transgression. À presque 80 ans, Peter Gnass n’abandonne pas ses pieds de nez salutaires. L’exposition montre que ses œuvres n’ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur agilité intellectuelle. 


Notes biographiques

Peter Gnass étudie à l’Académie des beaux-arts Lerchenfeld de Hambourg et à l’École des beaux-arts de Montréal. En 1965, la Galerie XII du Musée des beaux-arts de Montréal organise sa première exposition individuelle importante. Les œuvres de Gnass ont été présentées ensuite dans plusieurs lieux en Europe et au Canada, dont le Musée d’art contemporain de Montréal et le Musée national des beaux-arts du Québec. En 2004 et 2005, la Galerie de l’UQAM et le Musée régional de Rimouski organisent une exposition rétrospective de son travail. On trouve des œuvres de Peter Gnass dans diverses collections privées et publiques, dont le Musée d’art contemporain de Montréal, le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée national des beaux-arts du Québec, la Banque d’œuvres d’art du Canada, le Musée d’art de Joliette, le Musée d’art contemporain des Laurentides, la Collection Loto-Québec, la collection d’œuvres d’art de la Ville de Montréal, la Galerie de l’UQAM et le Musée régional de Rimouski.

Peter Gnass La Multitude déchue
Maison de la culture Côte-des-Neiges, Montréal
Du 13 octobre au 11 décembre 2016