Sous des dehors rébarbatifs où la notion de l’humain semble fort malmenée, les œuvres d’Ed Atkins se révèlent une « utilisation engagée de la technologie numérique » qui soulève de nombreuses questions sur notre propre corporéité et, par là, sur notre rapport au vivant.

Si les vidéos numériques en haute résolution d’Ed Atkins, artiste britannique somme toute complet (écrivain, poète et auteur d’installations) font la part belle à la musique, c’est pour mieux accompagner la descente aux enfers de ses protagonistes. Tour à tour repoussant, monstrueux, au mieux pathétique, l’avatar animé par ordinateur et doté des traits faciaux de l’artiste (né à Oxford en 1982) expose dans chaque installation vidéo ses égarements, ses délires et ses complaintes devant lesquels, curieusement, le spectateur reste fasciné, ne sachant pas très bien sur quel pied danser. Pour introduire le « bal », la commissaire Cheryl Sim adresse au visiteur une lettre, où perce le profond désir de l’aider à vaincre la réticence que pourrait causer la vision des « environnements lugubres » d’Atkins, habités par des personnages dépourvus de toute retenue. Sa volonté de présenter Ed Atkins à Montréal (une première au Canada) est née, explique-t-elle, du trouble profond qu’elle a ressenti lorsqu’elle a découvert son installation vidéo Ribbons au Palais de Tokyo à Paris, en 2014.

À première vue, l’esthétique choisie par Atkins est plutôt froide ; ses vidéos de très haute définition projetées en boucle s’offrent comme un condensé de l’imagerie contemporaine : figures, motifs et bouts de phrases s’y meuvent aussi bien à la manière de décors d’un jeu vidéo que selon une perspective plus traditionnelle. Dès la première installation intitulée Even Pricks (2013), de taille plutôt modeste, on comprend rapidement qu’il serait vain d’y chercher un fil narratif : les images récurrentes d’un doigt qui pointe un œil, du faciès d’un singe qui sourit ou de l’omniprésent symbole I like, tourné vers le bas comme pour contrecarrer l’unique possibilité d’aimer quelque chose, se succèdent dans un ordre qui semble aléatoire. L’effet est encore plus prononcé lorsque le bras se tord en vrille comme pour nier son existence réelle. Sur fond de musique dramatisante, un pouce se dégonfle, pour se regonfler ensuite jusqu’à exploser. Un lit prend feu. Une voix murmure une chanson. Difficilement traduisible, le titre renforce le caractère dérisoire de toute tentative destinée à représenter les choses avec une frontière claire entre le vrai et le faux.

Un visage aux yeux luisants

À l’étage suivant, Hisser (2015) montre un homme assis, seul dans une chambre, vu de dos, ou étendu sur son lit. Dans un coin, par terre, un grand écran lumineux, vide. Le décor est banal, à l’exception d’une grande oreille surdimensionnée accrochée au mur. Après avoir regardé des cartes avec des dessins de Rorschach, l’homme se masturbe. Il chantonne (en anglais) : « Je ne savais pas que la vie était si triste ». Les gros plans de son visage révèlent des yeux luisant comme un miroir. L’hyperréalisme accentue les moindres reliefs de sa peau. La saleté incrustée dans ses ongles contraste avec l’aspect lisse de son enveloppe corporelle numérique, ce qui nous plonge dans l’espace trouble séparant le vivant du robotique, et instaure un malaise tout en maintenant notre attention constante, préoccupés que nous sommes par le sens à donner à cette figure qui semble être entraînée dans une spirale de mort. Peu à peu le décor se met à trembler, les objets tombent, tout se disloque et l’avatar disparaît dans un trou noir. Même s’il les dote de sa voix et de ses propres traits faciaux – manière de contourner les problèmes éthiques –, Atkins désigne les avatars qui peuplent ses vidéos comme des dispositifs, des fantoches, plutôt que comme des personnages. Il s’est inspiré de l’histoire réelle d’un homme aux États-Unis dont l’habitation a soudain été aspirée dans un trou provoqué par un glissement de terrain. Comme souvent dans les expositions d’Atkins, la vidéo Hisser est présentée encore une fois deux étages plus haut, une manière de plus de déstabiliser le visiteur qui tente de repérer les éventuelles différences avec le premier Hisser. Plus cinématographique, Happy Birthday ! ! (2014), semble davantage centrée sur le temps, sur l’histoire : Atkins a été marqué par la mort récente de son père, victime d’un cancer. Une silhouette se rapproche de nous, elle sort d’un brouillard. Puis, tout en marchant, un homme au torse nu récite une litanie composée de dates. Son front porte l’inscription « 2016 ». Lorsqu’il s’éloigne, il disparaît dans le flot de sa bouche vomissante, collusion brutale du numérique avec le viscéral.

Dans Ribbons (2014), projetée sur trois grands écrans non visibles, simultanément mais animés par une même bande sonore, Dave (c’est le nom de l’avatar acheté en ligne qu’Atkins utilise dans plusieurs vidéos) entraîne le visiteur dans un univers trouble et sombre : il évolue et parle comme s’il était sous l’effet de l’alcool ; écrasant des mégots les uns après les autres, il poursuit imperturbablement ses monologues, accroupi sous une table, et chante « I think it’s going to rain today » de Randy Newman, puis un air de Purcell, le mégot à la bouche, tout en morigénant les spectateurs. À la fin il se dégonfle comme un ballon. La boisson, l’ivresse et le chant plaintif accentuent le mélodrame de Dave ; il suscite presque la pitié, nous voici pris. Atkins dit douter des émotions que les chansons provoquent. Selon lui, elles nous manipulent. Dave incarne pour Atkins la figure masculine pathétique à travers laquelle il déclenche une empathie dont il doute de la qualité authentique. La dernière installation, Safe Conduct (2016), confirme la volonté d’Atkins d’instaurer, d’une salle à l’autre, un crescendo dans l’intensité physique et dramatique de ses installations. Projetée sur trois imposants écrans accrochés de biais et en hauteur, l’œuvre est une parodie de vidéos didactiques présentées dans les zones de contrôle des passagers à l’intérieur des aéroports. Au son trépidant du Boléro de Ravel, le carrousel sur lequel défilent les bacs à scanner prend rapidement l’allure d’un carrousel d’abattoir où s’accumulent indifféremment des fragments de corps hyperréalistes, des objets insolites et des révolvers, à la manière d’un collage surréaliste. D’un geste nerveux, l’avatar se défait de son visage comme d’un masque. Proche par son style saccadé d’un dessin animé, Safe Conduct commente sans détours les systèmes de contrôle des aéroports : notre corps y est considéré comme un objet à disséquer. Dans un monde de plus en plus dépendant des technologies, ils métaphorisent la condition humaine.

Une forme de résistance

Sous ses dehors technophiles, à première vue du moins, la production d’Ed Atkins invite à plus de discernement envers les nouvelles technologies : celles-ci constituent désormais notre environnement, nous nous fabriquons quotidiennement avec elles une identité que nous tentons de rendre la plus lisse possible, la plus performante possible. L’univers d’Atkins est rempli de références à un monde qui vérifie sans cesse sa propre existence à travers un flux d’images, de sons et de signes qui ont la prétention de le contenir, de le matérialiser. En réaction à la surenchère numérique, dont il doute qu’elle puisse vraiment constituer l’humain et répondre à ses besoins, il se sert des technologies pour créer des avatars hyperréalistes (avec ses propres traits, sa propre voix), dont la perfection les rapproche tellement de l’humain, donc de nous, qu’ils gagnent notre intérêt et que nous finissons par nous identifier à eux, aussi pathétiques soient-ils. Ils imitent notre corporéité jusqu’à exprimer des fluides corporels, des éructations, des plaintes, des chansons murmurées, tout en véhiculant des détails qui nient la réalité de cette corporéité : les yeux miroirs, la démarche ou le mouvement d’un robot, l’enveloppe du corps qui gonfle et se dégonfle, qui s’écroule, signifiant leur impossibilité d’être un tout cohérent, d’être une personne, d’exister en fait. Chaque avatar semble être à la fois réalisation et déréalisation du vivant / de l’être. Alors que beaucoup de réflexions sur les nouvelles technologies semblent aller dans le sens d’une soumission obligatoire à leur présence, les œuvres d’Atkins proposent une forme de résistance. Leur force réside dans leur capacité à aller loin dans l’utilisation de l’immatériel pour nous ramener à notre réalité corporelle, porteuse à la fois de vie et de mortalité : fait paradoxal et inéluctable auquel aucune technologie ne peut nous soustraire et dont l’art sait si précisément nous parler.


Ed Atkins, Modern Piano Music
DHC ART, Montréal
Du 20 avril au 3 septembre 2017