Le Mois de la Photo à Montréal mène depuis longtemps des incursions qui dépassent les limites de la photographie. Sa 14e édition va plus loin que toutes les précédentes. En effet, en choisissant pour thème et pour source d’analyse la condition post-photographique, son commissaire, Joan Fontcuberta, et les artistes invités se livrent à une série de réflexions critiques centrées sur le statut des images dans le monde contemporain, monde constitué de collectivités (continentales, nationales ou locales) qui se définissent comme des sociétés que sursaturent des images.

Pour Joan Fontcuberta, photographe et essayiste de notoriété internationale, nous, ressortissants des sociétés de l’abondance d’images, sommes entrés dans une nouvelle ère de la culture visuelle : l’ère post-photographique. Cette époque se manifeste par la massification des images, par leur accessibilité inépuisable, par leur nature immatérielle, par leur circulation vertigineuse. Ces caractéristiques tiennent, bien sûr, à de formidables avancées technologiques. Joan Fontcuberta admet volontiers que les fabuleuses prouesses dont font preuve les appareils d’enregistrement, et surtout de diffusion des informations, jouent un rôle essentiel dans l’évolution des comportements individuels et sociaux que chacun peut observer et que corroborent de nombreuses études savantes. Cependant, ce n’est pas ce qui intéresse le commissaire invité du 14e Mois de la Photo à Montréal. Il s’est plutôt attaché à considérer « en quoi Internet, les réseaux sociaux et la téléphonie mobile, dont la prépondérance coïncide avec l’an 2000, ont contribué à modifier les rapports individuels et collectifs à l’image en comparaison de ce qu’étaient ces rapports lors de la précédente révolution technologique qui a clos le XXe siècle, soit celle qui a vu l’émergence du numérique ».

Si des théoriciens et des historiens des mouvements artistiques s’emploient et s’emploieront peut-être à définir une esthétique de l’ère post-photographique, Joan Fontcuberta, plus modestement, se consacre à en révéler les fondements anthropologiques. Il déclare clairement que, pour lui, la condition post-photographique ne s’inscrit pas comme un mouvement artistique et donc ne prétend nullement appartenir à une catégorie cataloguée dans un répertoire stylistique comme pourrait le revendiquer, par exemple, l’impressionnisme ou le cubisme. Il se limite à appréhender la post-photographie comme « un moment dans les interactions entre l’image et nous ».

La post-photographie : un langage

Ce moment historique n’est pas plus innocent que ceux qui l’ont précédé, à commencer par l’époque qui a donné naissance à la photographie et à son essor au milieu du XIXe siècle. Au cours de cette période marquée par la révolution industrielle, la photographie, en présentant des paysages, des monuments, des édifices imposants, des portraits de chefs d’entreprise et de chefs d’État, bref en enrichissant le patrimoine et les archives, exalte l’orgueil d’appartenir à un certain pays, rappelle Joan Fontcuberta. De la même façon, la post-photographie comporte son cortège de particularités et de conditionnements politiques et économiques, voire idéologiques. Permettent-ils de cerner qui nous sommes ? « Je n’en sais rien, répond le commissaire. Je note simplement que la post-photographie entretient des liens étroits avec les nouvelles technologies, mais qu’elle ne constitue pas la conséquence directe de leur émergence et de leur prolifération. »

L’omniprésence des nouvelles technologies provient des conditions du développement des sociétés humaines. « La conscience d’appartenir à des sociétés ainsi submergées par les images, estime Joan Fontcuberta, est à l’origine du besoin de recourir à de nouveaux modes d’expression visuelle pour traduire cette conscience. » Sans doute convient-il alors de reconnaître à la post-photographie une autonomie que soutient un langage encore en voie d’élaboration, mais sans lequel ses réalisations plafonneraient à l’état de jeux, d’intentions ou bien demeureraient opaques. Le grand mérite de Joan Fontcuberta est d’avoir réussi à sélectionner des œuvres dont le propos et la portée donnent un aperçu de la richesse du langage qui en véhicule la diversité. Les œuvres des 29 artistes sélectionnés pour le 14e Mois de la Photo à Montréal illustrent et transmettent ainsi certains des traits qui caractérisent la condition post-photographique.

Les « post-photographes » ne se soustraient pas aux traditionnelles questions relatives à la vérité, à la mémoire, aux archives. Ils s’intéressent à ce qui touche à leur reconnaissance en tant qu’auteurs et, forcément, à la qualité de leurs œuvres, à leur valeur et à leur fonction de documents, à leur « artisticité ». Joan Fontcuberta a choisi de traiter ces questions sous des angles comme la massification des images, leur stockage, leur pérennité, les choix effectués par les artistes, les supports, les manipulations biologiques, les pouvoirs de l’image.

Des prescripteurs de sens

Est-ce que les productions post-photographiques disqualifient les clichés pris avec des appareils conventionnels ? « Oui, répond Joan Fontcuberta, dans la mesure où les photos prises avec de tels appareils ne répondent pas aux attentes des membres des sociétés marquées par l’accès à l’excès des images. » Il nuance ses propos en considérant notamment qu’à l’âge numérique tout le monde est devenu producteur d’images. « L’Homo photographicus n’a besoin d’aucune formation », note-t-il.

« Aujourd’hui, reprend Joan Fontcuberta, la valeur ne porte plus sur la fabrication de l’image, mais sur la construction du sens. Le rôle de l’artiste (personnage auquel on reconnaît un certain talent) n’est pas tant de produire des œuvres que d’assumer la fonction de prescripteur de sens. Dans ces conditions, son œuvre ne se qualifie pas par son originalité, mais par son intensité. L’artiste de l’ère post-photographique se sert donc d’images qui existent déjà et les introduit dans des contextes différents. Contrairement au photographe, il ne se soucie pas de la durée, de la valeur de référence de son œuvre ou encore d’être le porteur d’un message. Les post-photographes adoptent et adaptent des images. Aucune d’entre elles ne se prétend décisive. Ce qui compte, c’est l’ensemble, la quantité et les rapports qu’elles entretiennent entre elles. En énumérant de telles intentions, ils problématisent la notion d’artiste esquissé dès lors comme personnage-carrefour qui signale, adopte, choisit et ainsi affirme la supériorité de la culture sur la nature. »

Vidéo, image fixe, installation multimédia : les distinctions de support tendent à s’estomper. En s’approvisionnant à même le Web, les artistes pillent sans vergogne les images disponibles sans trop se soucier de leurs auteurs. À cet égard, la post-photographie, même si elle récuse toute appartenance à une catégorie artistique spécifique, se rallie aux modalités de transgression propres à l’art contemporain. Si ses adeptes évitent toute idolâtrie (soumission au caractère symbolique, magique ou sacré associé aux images), ils redoutent l’avènement d’une sorte d’« iconocratie », un régime qui gouver­nerait les champs de l’imagination au moyen de la photographie. Utopie que la tyrannie des images ? 

Mois de la Photo à Montréal 14e édition
LA CONDITION POST-PHOTOGRAPHIQUE
Commissaire invité : Joan Fontcuberta
Du 10 septembre au 11 octobre 2015