Durant les années 1940, l’été, le jeune Riopelle (1923-2003) plante son chevalet à Saint-Fabien-sur-Mer pour y peindre « sur le motif ». À partir de ces paysages, son art peu à peu file vers l’abstraction. Le Musée de Rimouski a exploré ce grand passage.

Commissaire de l’exposition Riopelle à Saint-Fabien-sur-Mer 1944-1945 : les années charnières et auteur du catalogue, Andréanne Roy a réuni – c’est une première – « un ensemble d’œuvres de jeunesse de Riopelle dont peu de gens connaissent l’existence ». Il s’agit de neuf tableaux dressés sur place et de trois photos de l’artiste accompagnées de documents d’époque. Trois toiles dont on avait perdu la trace refont surface. Une autre, volée, a été retrouvée.

Découvertes

Connue seulement en photo, Sans titre (vers 1944), une huile marouflée sur carton, est répertoriée au Catalogue raisonné d’Yseult Riopelle. Mais on ne savait pas où se trouvait l’œuvre. Riopelle l’avait donnée à l’époque pour servir de prix au bingo local de Saint-Fabien. Le propriétaire actuel la tient de sa grand-mère, à qui le sort avait attribué ce « lot gagnant » aujourd’hui réapparu.

Paysage (Saint-Fabien) de 1945 provient des réserves du Musée des beaux-arts du Canada. Ce prêt à long terme a été repris par ses ayant-droits.

Abstraction no 97 (Grotte) avait disparu aussitôt après sa création, en 1945. Le tableautin renvoie directement le visiteur à l’énoncé de son titre. Car une fois le rivage marin contemplé, l’œil se pose devant une bien étrange caverne et franchit le seuil de l’abstraction. Tout comme le Paysage de Saint-Fabien, ce tableau a fait un tour de piste à la Galerie Simon Blais en 2012 lors d’une exposition consacrée aux premières œuvres d’artistes québécois. À Rimouski, il devient la métaphore, voire l’aboutissement, de ces années charnières.

Sept des toiles proviennent de collections privées. « À ce titre, souligne Andréanne Roy, elles n’avaient pour la plupart jamais été exposées. »

Des rochers en creux et une lande de résineux départagent une eau et un ciel pâlots. Petit paysage de Saint-Fabien trahit, par une certaine fadeur, l’académisme de l’école « bissonnière » que lui a transmis son professeur. Daté entre 1933 et 1944 dans le catalogue de la rétrospective Riopelle de 1977, ce petit paysage est donné, comme la majorité des toiles de l’exposition, pour une œuvre de 1944.

« Au début, Riopelle veut transcrire fidèlement ce qu’il voit. La pratique du paysage le conduira à des explorations formelles fertiles. L’eau, le vent, les nuages toujours changeants lui permettent d’expérimenter une touche en mouvement. Sa peinture se fait plus gestuelle », explique Andréanne Roy. Les 32 Van Gogh regroupés dans une salle que Riopelle visite, dit-il, 50 fois à l’exposition Cinq siècles d’art hollandais à l’Art Association de Montréal en mars 1944 le galvanisent. « Van Gogh lui fait considérer la matière, la trace du geste comme participant aussi à la représentation de la nature et du réel, mais un réel transformé. »

Les touches s’allongent et se délient dans la vue de l’Anse-au-Flacon vers l’est, intitulée Presqu’île à Saint-Fabien (1944), là où se trouve maintenant le Parc du Bic. L’écume des vagues frottées avec emportement au couteau fait contrepoint à la blancheur des nuages traités de la même façon. Dans une autre peinture, le creux des rochers à l’avant-plan conduit le regard sur le lit de la grève à marée basse entre la découpe, tendue d’embruns, des montagnes qui s’y perdent. Ailleurs, la vision des côtes escarpées, des prés salés ou des troncs noueux échoués sur les battures, et l’eau d’un bleu électrique, est transcrite d’un mouvement agité et saccadé. Les reliefs et les tracés marqués par l’huile sont traités en touches et en rubans empâtés.

Dans une autre toile, délaissant la grève, Riopelle se tourne vers la Montagne noire aux environs de la ferme pension Belzile qui l’accueille. À partir de ce massif rocheux, des clôtures de perches grossièrement équarries tracent en échasse leur zigzag. Saint-Fabien (1944) de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec montre le village « d’en haut ». Les vallons et l’inscription de ses nuages rêches et raclés de blanc pur s’envolant du creux d’un plateau sont traités en empâtements rugueux. Sur cette esplanade verdoyante et ces falaises cuivrées, la flèche de l’église se fond à l’horizon au faîte d’une grange ronde (aujourd’hui un musée) et à l’enfilade des toits pentus aux couleurs vives.

Fondements paysagistes

« Un jour, je me suis mis à peindre un trou d’eau abandonné par la marée descendante. Ça bougeait là-dedans, ça grouillait. Il y avait des poissons, des coquillages, des remous. Quand je l’ai montré à des amis, ils m’ont dit “Ah ! mais c’est du non-figuratif !” “Pas du tout, leur ai-je répondu. J’ai peint exactement ce que j’ai vu.” »

Cette expérience du « trou d’eau » va lentement miner chez le jeune Riopelle le prestige de l’imitation et du mimétisme appris des leçons de Bisson, son professeur de dessin. Voulant « copier la nature », il peint quelque chose que le spectateur n’arrive pas à identifier. Abstraction ou figuration se valent. Riopelle, en racontant cette anecdote au critique Pierre Schneider à l’occasion de sa rétrospective au Centre Pompidou à Paris, en 1981, en fait l’acte fondateur de sa peinture.

Mythe ou réalité ? Datant selon Riopelle de 1940, cette toile à la fois hyper figurative et abstraite si on se fie à la description de Riopelle, a disparu. Mais paradoxalement, l’exposition de Rimouski aide à mieux en cerner la leçon tandis qu’elle fait du paysage l’une des grandes racines de sa peinture.

À travers les lignes, on se rend compte également comment Riopelle construit autour de sa production un récit dont l’un des thèmes est la distance qu’il prend avec les automatistes et Borduas. À cet égard, l’épisode du trou d’eau lui permet de s’inscrire lui-même dans l’abstraction selon une chronologie ante Borduas.

Alliant à la fois des éléments figuratifs et des signes abstraits proches de l’automatisme, la fascinante grotte de 1945 sur laquelle s’achève l’exposition de Rimouski marque un nouveau tournant. Pierre Schneider, dans le catalogue du Centre Pompidou, explique bien comment surgit dès lors, à partir de 1946, une nouvelle question aussi cruciale pour Riopelle. Celle d’exprimer la nature tout en utilisant l’écriture automatique. 

RIOPELLE À SAINT-FABIEN-SUR-MER 1944-1945 : LES ANNÉES CHARNIÈRES
Commissaire : Andréanne Roy
Musée régional de Rimouski
Du 16 juin au 15 septembre 2013