Esthétiques autochtones
Animée par une très ancienne mémoire, la création chez les artistes autochtones se présente comme une invitation à réfléchir sur le devenir de l’art. Subtil connaisseur de l’art autochtone au Canada, Guy Sioui-Durand, historien et sociologue de l’art, a proposé un événement qui mettait en valeur les principales orientations de productions traversées par des influences à la fois très anciennes et très récentes.
Avec Akakonhsa’– Fabuleux dédoublements, Guy Sioui-Durand réussit à présenter deux vecteurs complémentaires de l’art autochtone contemporain : d’un côté, certaines œuvres expriment « un courant énergétique » lié à la nature, au territoire, à la tribu ; par ailleurs, les autres œuvres relèvent d’une esthétique liée au mouvement. Ce mouvement est étroitement apparenté à un imaginaire amérindien modelé par le nomadisme.
À cet égard, Portrait en mouvement, une vidéo en noir et blanc de Nadia Myre, représente une forme de déplacement continuel que l’on peut associer au nomadisme. Sur une rivière entourée de berges enneigées, un personnage regarde le spectateur de front tout en ramant ; il est installé dans un canoë dont le mouvement semble perpétuel.
Le commissaire Guy Sioui-Durand identifie deux générations d’artistes autochtones contemporains. Cette distinction permet de mieux comprendre la complexité de l’art autochtone au Canada. Dans un éclairant texte introductif, il écrit : « Aux créateurs aînés qui ont ouvert les sentiers de l’art se joignent celles et ceux des générations d’artistes autochtones qui s’y sont engagés aujourd’hui. »
Une première génération d’artistes autochtones communique « l’énergie géologique », celle de la forêt et de la tribu ; ces artistes s’appuient sur la peinture et la sculpture. Une génération plus jeune s’exprime selon des modes plus conceptuels.
Au sein de la « première génération », à travers un expressionnisme qui pourrait évoquer le pictogramme, Norval Copper Thunderbird Morrisseau, peintre de réputation internationale, rend manifeste un monde chamanique et animal. « Dédoublé en coloriste et dessinateur (…), il présente de délicates formes florales et dessins énigmatiques qui proposent les deux faces du monde comme envers du réel », remarque Sioui-Durand.
Dans un tel contexte, le titre de l’exposition Akakonhsa’ – Fabuleux dédoublements connote une transformation instantanée d’un être ; cependant, le titre peut aussi faire référence au masque social imposé à l’autochtone par la modernité nord-américaine.
L’œuvre d’art moderne avec sa typique concision, en tant que prolongement de l’art primitif – perspicace aperçu du poète mexicain Octavio Paz –, apparaît dans Anima bruta de Domingo Cisneros, artiste mexicain établi au Québec. Assemblage de sabots et de fourrure d’orignal créé en 1980, cette œuvre se présente comme un manifeste pour un art autochtone engagé. « L’œuvre appelle à ce que tous les artistes se dédoublent pour agir comme chasseurs / chamans / guerriers », note Sioui-Durand.
L’installation de Sonia Robertson et Sophie Kurtness intitulée Natuaputakan2 englobe une émouvante et aérienne configuration de plumes provenant d’oiseaux comestibles. Un blanc et diaphane voilage entoure cet ineffable et chamanique envol de plumes : emblème de migration et de vie nomade. Amishk (1991), de Diane Robertson, représente le corps et l’esprit du castor.
Une esthétique du mouvement
À l’écoute de la Terre, bien sûr, l’artiste autochtone s’avère expert en art actuel. Il en maîtrise les codes, les modalités techniques et les propriétés. Exemple significatif, l’œuvre Portrait en mouvement de Nadia Myre tire parti des qualités de narrativité propres à la vidéo pour mettre en exergue un continuel va-et-vient entre le monde présent et le mode intemporel de la nature.
Dans Miss Chief Eagle Testickle, Kent Monkman allie l’humour noir à une esthétique baroque et bouffonne. Son installation sonde l’univers du transvestisme, et son personnage amuse le spectateur avec ses immenses bottes en cuir noir et son imposant chapeau féminin. Hybride à souhait et transmettant une subtile atmosphère traditionnelle, l’œuvre profile une identité problématique et éclatée. « Par leurs œuvres, certains fabuleux dédoublements se font visibles. Ils introduisent l’excès et le retournement des situations pour assurer l’équilibre des choses », souligne Sioui-Durand.
Le devenir-animal
Dans son texte de présentation, le commissaire évoque le personnage folklorique du Trickster : « À nos regards d’Amérindiens, de Métis et d’Inuit, les Tricksters (Filous) incarnent toujours, en d’étonnantes manifestations, l’Esprit des animaux (…). » On peut également parler de la nature nomade des animaux, de leur ruse, de leur esprit mimétique.
La citation ramène au concept de Gilles Deleuze de Devenir-animal : « (…) devenir- animal, mondes animaux, déterritorialisations… devenir-animal, c’est poursuivre l’altérité, c’est échapper aux rets des appareils et institutions ».
Les qualités autochtones immémoriales de dédoublement, que véhicule le personnage de Trickster, les intercessions du chamanisme, la perception de l’énergie issue des éléments naturels concordent parfaitement avec les postures qu’adoptent couramment beaucoup d’artistes qui se réclament des courants de l’art actuel et recoupent les notions de nomadisme, de voyage, de migration, d’hybridité. Chez les autochtones, un esprit ludique – effet de deuxième degré, ambigüité des situations, jeux formels – rejoint l’art actuel.
Sur un registre apparemment reposé, David Garneau et Mike Patten abordent le politique… mais en réalité, leur commentaire est mordant. La toile intitulée RCMP de Garneau souligne la difficulté presque insurmontable pour un représentant autochtone de dialoguer avec l’autorité en place. L’installation White Inside… de Mike Patten, amas de pommes à moitié mangées, symbolise des conflits d’identité et politiques au sein des communautés autochtones.