Depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, les aborigènes de la terre d’Arnhem produisent des œuvres cabalistiques issues de leurs connaissances initiatiques. Cette contrée d’une beauté sidérante et majestueuse a inspiré ce peuple à nous révéler, depuis peu, leurs connaissances ancestrales originaires du « Temps du Rêve ». C’est l’un des phénomènes artistiques les plus novateurs de la fin du XXe siècle. Le Musée du quai Branly, dans le cadre de l’exposition Aux sources de la peinture aborigène, a présenté plus de 200 toiles et 70 artefacts originaux. Cette collection empreinte d’un esthétisme remarquable inspire et entraîne un regard nouveau sur l’art actuel.

L’art aborigène est resté relativement inconnu jusqu’au milieu du XXe siècle. C’est au cœur du désert australien, à Papunya, qu’en 1971 la peinture aborigène contemporaine a vu le jour sous l’influence de l’instituteur anglo-saxon Geoffrey Bardon. Il proposa à ses élèves, bientôt rejoints par des initiés, de reproduire les motifs des dessins rituels réalisés à l’occasion des cérémonies initiatiques. Ce fut le début d’un manifeste artistique. Le but des aborigènes n’a jamais été de peindre des œuvres d’art dans le sens où nous l’entendons. Leur intention première demeure la transmission de révélations spirituelles issues du « Temps du Rêve », soit l’ère cosmique antérieure à la genèse de la Terre.

En ces temps immémoriaux, l’univers était composé d’une essence surnaturelle, immatérielle et éthérée. Le dieu Baiame, en rêvant, donna forme et vie à notre monde. Selon les « Ancêtres », cette création est imperfectible et d’une sagesse absolue. En termes occidentaux, le « Temps du Rêve » désigne la conscience originelle en tant que source de toute existence. Toute la création, sans exception, reflète un aspect unique de cette essence primordiale. Cette croyance continue aujourd’hui à dicter les modalités de la vie quotidienne des aborigènes et à nourrir les idéaux les plus nobles qui consistent à assurer la préservation et le maintien du monde naturel dans sa forme initiale, unique et sacrée.

Symbolique… picturale

L’art aborigène est labyrinthique et sophis­tiqué. Une multitude de sens rend difficile sa lecture. Lorsque l’on pense avoir saisi et défini un signe, la signification ne s’arrête pas là. L’importance de sa compréhension réside dans la capacité d’interprétation de sa grande complexité symbolique. L’élucidation de cet art volontairement crypté et plurivoque varie selon les connaissances rituelles de l’artiste et de l’observateur. Par exemple, un grand initié aura accès à un éventail plus ample de signifiants. Ces représentations bivalentes contiennent un sens « public » et un sens occulte, l’un est accessible à tous tandis que l’autre est réservé aux seuls initiés. S’immerger dans une toile aborigène revient à accepter d’oublier les repères spatiotemporels occidentaux et à consentir à cheminer dans un lacis sinueux fait de purs symboles à teneur spirituelle.

L’iconographie qui anime ces peintures se rattache invariablement au « Temps du Rêve » ainsi qu’aux lieux sacrés de la nation des aborigènes. Cette corrélation dévoile le caractère sublime qu’ils accordent aux rites initiatiques, garants de leur identité. Les techniques picturales de leurs représentations allégoriques révèlent les liens spirituels et charnels qui les unissent à la terre. Le fond des toiles est, en général, de couleur ocre, rouge ou noire et dépeint le sol et son souterrain. Chaque rocher, chaque colline, chaque point d’eau continue de porter l’empreinte de l’Ancêtre qui l’a foulé. L’absence de ligne d’horizon reflète le lien de proximité qui les unit à leur territoire. Ils n’admettent pas de séparation entre la Terre et le ciel, entre la création et eux. Le microcosme est le miroir du macrocosme.

La palette de couleurs est généreuse, éclatante et parfois hallucinante. L’usage abondant du point et du cercle rappelle un code graphique utilisé sciemment. Ce pointillisme foisonnant provoque une énergie vibrationnelle et hypnotique fortement évocatrice des rites cérémoniaux. De plus, il revêt la double fonction de masquer aux yeux des profanes des forces et pouvoirs acquis initiatiquement. Ce monde magique et mystérieux est prudemment camouflé. L’art des aborigènes est un mystère qu’il est parfois proscrit d’expliquer. D’ailleurs, l’exposition au public a longtemps été frappée d’interdiction par les Aînés, d’où le conflit d’exposer ou non, au regard des profanes, des peintures contenant des informations réservées aux seuls initiés. Depuis peu, ils ont décidé de rendre publiques, partiellement mais non sans réticence, ces créations imprégnées d’histoire et de pouvoir. Les artistes ont finalement obtenu l’assentiment des Aînés en acceptant de ne divulguer qu’un segment des mythes ou en les recouvrant de points. Il faut comprendre que pour ces autochtones, il existe un réel danger et une prohibition à peindre les versions secrètes. Ils risquent d’être mis à mort ou punis sévèrement. Certains initiés croient que voir des toiles dans leur version originelle pourrait avoir un effet nuisible et même mortel sur les regardeurs étrangers. Autrement dit, la divulgation de certaines connaissances secrètes pourrait être utilisée à mauvais escient. Il importe de comprendre que la décision des Anciens a aussi été motivée par leur désir de partager leur culture. Laquelle, à la suite de la venue des « Blancs », a été irrespectueusement dénaturée et contrainte à l’assujettissement. Peindre et exposer devient ainsi un des moyens de résistance face à l’extinction de leur civilisation qui compte parmi les plus anciennes du monde. Si, pour certains de nos contemporains, tout art est politique, aucun ne l’est davantage que celui-là en tant qu’expression identitaire. 

UNE RESSEMBLANCE DÉCONCERTANTE*

À première vue, l’art aborigène témoigne d’une odyssée picturale digne des plus grands éloges artistiques de notre temps. Il rappelle une école esthétique abstraite d’une grande fécondité et modernité. L’iconographie puissante et la philosophie qui imprègne les peintures aborigènes invitent à une réflexion et à des questionnements qui touchent l’homme et l’artiste d’aujourd’hui.

L’art est un langage visuel fortement évocateur qui n’est pas sans retentissement. Il est flagrant que des liens interactifs se tissent entre l’art, la société et les regardeurs. Trop d’artistes semblent vouloir ignorer ce propos. Il ressort que, pour certains d’entre eux, l’expression créatrice paraît ne servir qu’à un but purement narcissique et égotiste. L’effet immédiat et éphémère, le discours personnel ainsi que le désir de provocation paraissent l’emporter sur la réflexion.

Les exemples sont pléthores : entre autres, Damien Hirst (False Idol, 2008), David Nebrada (Autoportraits), Otto Muehls, Jeff Koons, etc. Comment ces créations peuvent-elles être applaudies, voire louées en tant qu’« œuvres d’art » ? Elles engendrent une dégradation tant sur le plan intellectuel que moral, ainsi qu’une abstraction de la connaissance qui appauvrit considérablement notre sensibilité collective.

Ces courants de l’art contemporain évoquent une société en perte de sens et de repères. À ce sujet, l’art aborigène est un modèle porteur d’inspiration et d’élan. Il nous ramène à l’importance d’un discours artistique conscient et éclairé. Sans un noyau solide de la conscience de soi, il n y a pas d’identité. Il n’y a que conformisme aveugle et généralisé. Le résultat est un engouement passager, éphémère, doublé d’une éthique douteuse et ambiguë. Ce à quoi, malheureusement et de plus en plus, s’accrochent certaines tendances de l’art actuel. Cela ne signifie pas l’élimination d’une pluralité d’expression, mais plutôt une conscientisation plus réfléchie et approfondie des répercussions et des valeurs transmises.

L’artiste Vassily Kadinsky, pionnier de l’art abstrait, penseur et créateur prolifique, nous livre sa réflexion à ce sujet : « …Cet art qui n’est que le reflet de son époque n’a pas de potentiel pour l’avenir et ne peut devenir la « mère » du futur. Il sera donc un art vide de sens, dont la vie sera très courte et ne survivra pas le passage du temps. L’art qui sera capable d’évoluer émerge de son cheminement spirituel et, en même temps, n’est pas un simple écho ou miroir d’une époque mais contient une puissance d’éveil prophétique, qui peut avoir une profonde influence. » (« Concerning the spiritual in art », 2001)

Il importe de ne pas oublier que notre modernité n’est pas une période isolée de l’histoire. Elle est liée à un passé et à l’avenir. Nous ne pouvons ignorer ce patrimoine de connaissance qui nous unit à l’humanité entière. Le plus grand héritage que l’art aborigène nous lègue est l’espoir de pouvoir réanimer notre sens d’appartenance collectif et sacré à l’univers. Or, les artistes actuels ont-ils fait le deuil d’une telle globalité ? Si, pour certains, la réponse est positive, seraient-ils prêts à reconsidérer leur position ? C’est-à-dire le déchirement qui consiste à ne pas affronter et participer au Grand Tout ? Sans cet infléchissement nous risquons de demeurer les victimes d’incertitudes face à notre orientation collective et artistique. Et nous nous exposons à être les tributaires inconscients du futur et du choix des valeurs pouvant nous guider.

* Ce point de vue personnel n’engage pas la rédaction de Vie des Arts.

AUX SOURCES DE LA PEINTURE ABORIGÈNE
Musée du quai Branly, Paris
Du 9 octobre 2012 au 20 janvier 2013