Lorraine Palardy
L’art, suspension du tragique de l’existence
À l’occasion du 25e anniversaire de la Fondation Les Impatients, nous avons tenu à rappeler la naissance et la mission d’ateliers de création qui ont pour but de soutenir par l’expression artistique des personnes fragiles sur le plan de la santé mentale. Dans cet esprit, nous avons rencontré Lorraine Palardy1, fondatrice des Impatients.
Galeriste réputée, Lorraine Palardy a fondé le centre Les Impatients. Au cours des dernières années, elle a reçu la prestigieuse distinction de chevalier de l’Ordre national du Québec, a été nommée personnalité de la semaine du journal La Presse et a reçu le titre de citoyenne de l’année du Reader’s Digest.
Normand Biron – Comment vous est venue l’idée de la mise sur pied d’une Fondation pour l’art thérapeutique et l’art brut du Québec ?
Lorraine Palardy – J’étais alors présidente de l’Association des galeries d’art contemporain de Montréal (AGAC). La Fondation des maladies mentales sollicitait l’appui de l’AGAC pour la Fondation pour l’art thérapeutique et l’art brut dans les suites du succès, en 1989, d’un atelier d’art / thérapie qui avait eu lieu à l’Hôpital Louis-H. Lafontaine, organisé par la Fondation des maladies mentales et l’AGAC.
En 1992, fut donc organisé un événement bénéfice avec des œuvres d’artistes, et de patients qui avaient créé des œuvres en atelier pendant dix jours. À l’issue de cet événement, les patients ont réclamé devant la porte du local où ils avaient produit leurs œuvres que se poursuive cet atelier. Ce fut l’élément déclencheur.
D’où vient le nom Les Impatients ?
En 1999, la Fondation pour l’art thérapeutique et l’art brut du Québec choisit de se faire connaître sous l’appellation Les Impatients et ouvre une galerie au centre de Montréal pour diffuser les réalisations en ateliers.
Lors d’une soirée amicale et festive, l’artiste Pierre Henry, président de la Fondation pour l’art thérapeutique et l’art brut du Québec, a suggéré le terme les impatients, afin qu’ils sortent du statut de patients, de malades, pour redevenir une personne à part entière. Il y a aussi une allusion aux impatientes (impatiens), fleurs qui poussent à l’ombre. Après vingt-cinq ans, notre but était assez simple : offrir à des personnes qui ont des problèmes de santé mentale la possibilité de s’exprimer par le dessin, la peinture.
Comment se sont organisées les séances de création en atelier ?
Comme je n’avais aucune connaissance en santé mentale, il était très important que je puisse compter sur des thérapeutes qui aient une formation artistique : des art-thérapeutes. Mon but était de permettre une liberté d’expression sans analyse, ni interprétation, comme il arrive dans certaines méthodes de thérapie par l’art. Dessiner librement et être stimulé intellectuellement par l’art, cela m’est toujours apparu comme une chose extraordinaire dans la vie.
Notre action s’inscrit davantage dans l’art thérapeutique, mais je crains que cette appellation réduise la portée du geste des Impatients. Je crois sincèrement que ce qu’ils créent est une forme d’art.
Ne croyez-vous pas que tout être humain qui dessine se dévoile, vit une catharsis face au monde intérieur qu’il porte ?
C’est ça qui est thérapeutique sans être obligatoirement analysé par la personne qui assiste à cette expression, cette création. L’art apporte souvent cette dimension, cette reconstruction.
Et si vous nous parliez des œuvres, ce qu’elles apportent ? Je pense, entre autres, à Dubuffet qui a collectionné des œuvres d’art brut jusqu’à permettre la création du musée Collection de l’Art Brut à Lausanne.
J’ai eu très longtemps dans mon bureau un tableau représentant un trait qui eût pu être automatiste, et le titre était Le ruban abandonné. La personne qui a signé cette œuvre a inscrit l’unité où elle était hospitalisée et non uniquement son nom. En ce qui me concerne, c’est une charge émotive énorme de voir une œuvre qui est un trait et qui s’appelle Le ruban abandonné, signée par une personne qui a pour identité une cellule, Lise unité 43.
Si l’on a monté une collection aux Impatients, c’est que, depuis 25 ans, j’ai vu passer des œuvres que je ne pouvais pas imaginer détruites. J’avais donc un cartable à côté de mon bureau sur lequel j’avais écrit sans prétention Musée et où j’engrangeais ces œuvres. Aujourd’hui, dans notre collection, nous avons plus de 15 000 œuvres.
Comment pourriez-vous qualifier ces œuvres ?
Elles se laissent voir comme toutes les autres œuvres. Elles peuvent être classées dans une école comme on étiquette des mouvements en art, mais cette classification doit dépasser l’histoire intime pour s’attacher aux qualités esthétiques de l’œuvre et non à l’anecdote, liée à la personne. Une phrase m’a beaucoup marquée dans mon engagement : « L’art est suspension du tragique de l’existence. »
Si aux Impatients, on a suspendu pour quelques personnes le tragique de l’existence, je crois que l’on a fait un bon travail. Notre mission n’est pas de former des artistes, bien que beaucoup de participants méritent ce nom.
On parle de plus en plus d’art-thérapie, jusque dans les lieux muséaux. C’est dans l’air du temps. J’ai toujours eu peur des modes ; il y a une certaine distance à prendre. Ce n’est pas parce qu’un être a des problèmes de santé mentale que tout ce qu’il peut produire a une valeur artistique.
À l’inverse, je crains le discours qui simplifie en prétendant qu’un art qui fait du bien, c’est un art mineur. Très peu de gens ont regardé de manière rigoureuse les propositions artistiques qui se font aux Impatients ou ailleurs avec l’intention d’en parler comme on parle des œuvres d’art.
À travers votre regard d’accueil au plan humain, il y a sûrement des gestes qui sont particulièrement touchants au plan émotionnel, et d’autres, au plan artistique.
Aujourd’hui nous parlons d’art, mais aux Impatients, on parle davantage de création et du faire que du résultat. En art brut, de nombreux patients trouvent que ce qu’ils font n’est pas beau, parce que leurs réalisations ne se rangent pas dans les codes de la beauté traditionnelle. Ils sont souvent très sévères envers leurs créations.
L’important, c’est le faire, ce qui n’empêche pas que certains soient de véritables artistes. Il y a des productions très singulières et étonnantes. Il y a un patient qui fait depuis vingt-cinq ans le dessin Le char de mon père ; il est l’auteur de plus de trois cents dessins avec le même format et les mêmes couleurs. Le seul élément qui change, c’est la date, soit une fois par semaine. C’est une œuvre extraordinaire. Vous imaginez une exposition de ses trois cents dessins qui pourraient certainement enrichir notre vision de l’art sériel ?
Le geste, la parole…
Bien des gestes disent celui qui le fait, mais les titres disent à la fois beaucoup sur la personne. Lors de l’exposition J’ai le goût de vous parler que nous avons réalisée en 2017, nous avons publié un livre qui reprend près de cinq cents titres d’œuvres. On y retrouve l’humain et une poésie qui vient sublimer la douleur.
Ailleurs dans le monde, cet art des Impatients sollicite de plus en plus de gens. À Montréal, cet art, pour le moment, attire davantage une attention philanthropique. Et pourtant, il y a deux ans, la Biennale de Venise a présenté, dans l’un de ses stands, une exposition d’Art brut.
Vous avez déjà une importante collection qui pourrait être muséale.
C’est une collection déjà répertoriée et accessible. Si l’on songe à la recherche, cette collection qui est un précieux témoin de 25 ans d’activités pourrait certainement être intéressante pour des études sur bien d’autres plans que sur le plan esthétique (l’étude de cas ou l’actualité événementielle). Nous avons aussi enrichi notre collection grâce à des donations au plan international.
Et le rayonnement de la Fondation au cœur du Québec.
Le Centre les Impatients tente d’élargir son action en encourageant la création de nouveaux ateliers en lien avec des hôpitaux psychiatriques, des centres d’artistes, des musées. Pour ne citer que quelques exemples, le Musée d’art de Joliette a ouvert un atelier dans ses murs pour les patients de l’hôpital de Joliette, un autre s’est créé à Sorel-Tracy, il y en aura un bientôt à Saint-Jérôme.
Bref, sortir la maladie mentale de l’institution et l’approcher de l’art. Le grand défi, c’est que le discours sorte du discours de la maladie pour être une prise de parole à part entière. Et que le patient puisse être perçu autrement que comme malade.
Ayant côtoyé ces gens pendant 25 ans, j’ai constaté qu’ils étaient souvent très souffrants, mais avec des ressources intérieures et humaines souvent énormes malgré les pertes, malgré l’isolement qui a fait ses ravages.
(1) Voir Vie des Arts, No 139 (pages 61 à 63), No 201 (pages 26-27) et No 225 (pages 76 à 79)