Les patients, adolescents et adultes, traités à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal viennent de partout au Canada. Plusieurs souffrent de graves problèmes de santé mentale : violence, troubles sévères du comportement, psychoses, délinquance sexuelle. L’hôpital est devenu une référence dans le traitement de cette clientèle, la plus stigmatisée du réseau de la santé. Vie des Arts a rencontré Suzanne Cloutier, art-thérapeute, qui y a ouvert le département d’art-thérapie il y a huit ans.

Nous pourrions croire que l’art-thérapie n’est qu’un complément marginal destiné à faciliter certains caps difficiles vécus par le patient au cours de son traitement psychiatrique. En fait, il s’agit de beaucoup plus que cela : non seulement l’art-thérapie tient un rôle très spécifique suivant différentes applications, mais surtout il permet d’ouvrir bien des portes.

La plupart des patients référés à Suzanne Cloutier en art-thérapie ont reçu des diagnostics très sévères. Au moment de la requête, ils sont habituellement jugés inaptes à retourner vivre en société. Ces individus (jugés non responsables des actes criminels qu’ils ont pu commettre) sont soit profondément coupés de la réalité, soit potentiellement dangereux. L’objectif courant de l’équipe multidisciplinaire qui entoure le médecin traitant consiste à créer un pont de communication avec ces malades, souvent extrêmement isolés, tant au sens figuré qu’au sens propre, afin de pouvoir accéder à d’autres objectifs d’un plan de traitement.

Suzanne Cloutier explique : « L’art-thérapie, contrairement à l’art, met le focus sur l’expérience intérieure du patient. En explorant les différents aspects de la personnalité, cette approche permet la restauration d’un mode de communication autre que l’expression neuro­linguistique traditionnelle. Elle peut aider les patients à surmonter leur stress, à apprivoiser la gestion d’émotions fortes comme la colère, à renforcer l’estime de soi. »

Mais ce qui est le plus remarquable, c’est la création d’un canal de communication là où tous les autres moyens s’avèrent inappropriés. Ainsi, l’art constitue un terrain neutre qui permet une certaine distanciation. Le miracle surgit quand l’art-thérapeute parvient à créer ce chaînon dans la communication qui permet à des patients généralement isolés (voire complètement fermés à leur environnement) de s’impliquer dans leur traitement. « Mes services sont principalement requis pour des patients qui, par exemple, ne pourraient pas recevoir un service en psycho­thérapie traditionnelle. Donc, c’est de la micro­réinsertion, dans le sens que cela se fait à l’interne : aider le patient à participer à son milieu de vie, à s’intégrer dans son environnement. » Briser l’isolement représente une victoire et entrer en relation avec le malade permet d’accéder à une étape fondamentale : l’élaboration d’un plan de traitement auparavant impossible.

Du cas par cas

La requête pour bénéficier des services de Suzanne Cloutier provient toujours d’un médecin ; les traitements sont modulés selon que l’intervention est à court terme – pour répondre à une demande d’évaluation, par exemple – ou à long terme : « Il s’agit parfois, avec des patients particulièrement inaccessibles, d’établir la communication via l’art. L’art peut aider à produire des ancrages dans la réalité. »

L’intervention liminaire en art-thérapie revêt une importance capitale, car son succès peut être compromis ou inefficace si de strictes conditions ne sont pas respectées. La toute première production visuelle du patient est révélatrice : selon Suzanne Cloutier, à ce moment se manifeste l’inconscient, tout juste avant que la personne n’active son système de défense. Cependant, pour que la démarche soit concluante, le patient doit reconnaître ce qui apparaît dans l’image qu’il a produite ; autrement, cela veut dire qu’il n’est pas prêt. « Comme le patient est entièrement libre, le premier dessin qui sort est souvent la clé. Par son ingénuité, il révèle l’inconscient. Comme ce moyen use d’un accès différent de la parole, il ouvre la porte et met en lumière des éléments concrets sur lesquels travailler. L’art-thérapeute ne dirige pas, il ne fait que refléter ce qui apparaît dans l’image et surtout constater si le patient est d’accord avec la propo­sition. Si tel n’est pas le cas, c’est un indicateur qui signifie qu’il n’est probablement pas prêt à franchir cette étape. »

Bien sûr, cette situation particulière n’exclut pas la poursuite d’autres objectifs à long terme fondés sur le recours à l’expression artistique : travailler l’estime de soi, traiter des deuils non résolus et des traumas, accéder à la reconnaissance de la maladie par le patient, etc. Ces objectifs sont très mobiles : certains sont spécifiques, par exemple, la « gestion des voix » en cas de psychose ; d’autres ont un caractère général, ils consistent par exemple à aider le patient à considérer et à développer des moyens propres à une démarche de réinsertion.

Modus operandi

Les ateliers sont toujours individuels (sauf de rares exceptions un peu marginales) et toujours volontaires, mais également toujours prescrits dans un plan de traitement. Suzanne Cloutier dirige un atelier – qu’elle partage avec l’ergothérapeute – où il est possible de s’adonner à différentes activités expressives, en arts plastiques bien sûr, mais également en expression corporelle, faisant appel aux fonctions kinesthésiques, sous forme de jeux. Néanmoins, la plupart du temps, elle se déplace dans les unités avec un atelier mobile sur chariot, « car fréquemment, dit-elle, les patients ne peuvent pas sortir et sont même contentionnés ». Il est arrivé qu’elle ait dû interagir avec un patient à travers une porte à peine entrebâillée. Une fois que la communication (ici non verbale) a pu s’instaurer, ce patient a pu progresser.

Le choix du médium dépend de la sensibilité du participant. Au départ, il faut surtout préserver le patient du stress que peut causer l’idée de se commettre sur papier. L’art-thérapeute dispose de tout ce qu’il faut pour y arriver et, par la suite, élargir le champ d’intérêt ou les aptitudes développées par le patient au fil de cet « apprentissage ». Dessin au crayon, à l’encre, au pastel, à la gouache pour les productions 2D, sans oublier l’alternative souvent moins intimidante qu’offre la technique du collage permettant de puiser dans des images déjà existantes. En 3D, façonnage, assemblage et jeux de sable. Ces derniers permettent au patient de réaliser des installations dans un bac de sable avec des objets qu’il sélectionne au milieu d’un assortiment plus ou moins vaste selon le lieu où se déroule la session d’art-thérapie (atelier ou unité). Modalité bien contemporaine !

« Tous les moyens sont bons, comme toutes les approches : psychodynamique avec un patient, cognitivo-comportementale avec un autre. J’utilise beaucoup l’approche du continuum des thérapies expressives (CTE)1 qui me permet d’évaluer, au fur et à mesure, l’évolution de la personne et d’ajuster mon intervention. Chaque patient est une planète ! », estime Suzanne Cloutier, qui est elle-même artiste ; elle précise que le fait d’avoir une activité de création soutenue revêt une certaine importance, notamment dans l’ouverture et la sensibilité que l’on témoigne lorsque l’on est confronté à une œuvre d’expression. En outre, comme ce travail thérapeutique influence également la démarche de l’artiste, il est évident que sa sensibilité en est nourrie.

« Mais la clé, insiste Suzanne Cloutier, demeure la relation entre le thérapeute et le patient. » S’il n’y a pas d’alliance thérapeutique, le travail sera difficile. C’est là que l’art joue un rôle important, car il permet un espace projectif non confrontant. « Là se joue l’activation du conflit : ce que l’inconscient est prêt à regarder, il l’interprètera dans l’œuvre. C’est le patient qui interprète l’œuvre et mon rôle est de l’accompagner. »

La diffusion des œuvres, c’est secondaire
Contrairement à des initiatives en art-thérapie comme celle des Impatients, les œuvres ne sont pas destinées à être montrées. Une photographie confidentielle est conservée dans le dossier médical pour la durée du travail en art-thérapie et le patient dispose de son œuvre. Les travaux des patients sont l’objet d’une évaluation clinique, mais pas d’une critique artistique. « Le produit n’est pas important, explique Suzanne Cloutier. C’est le processus qui compte et la façon dont le patient donne un sens à son œuvre. »

Et qu’en est-il de l’importance de laisser sa trace ? Pour l’art-thérapeute, « la trace est une projection de soi, une représentation intime de l’individu. Selon le CTE, ce qui peut émerger de l’organisation picturale est la formation de symboles, l’accroissement de la connaissance de soi ou de la conscience de soi ». Ce qui est important n’est pas tant de montrer que le simple fait d’être vu. Elle cite Bonnie Harnden, professeure au département d’art-thérapie de l’Université Concordia : « I see you seeing me so I am».

L’extériorisation brise l’isolement, qui est un grand obstacle dans les traitements. L’art-thérapie est résolument une approche complémentaire, une alternative ; elle se substitue aux autres approches lorsqu’elles n’ont pas fonctionné. Mesurons-nous des progrès dans cette approche alternative ? « Le progrès, commente Suzanne Cloutier, c’est de voir un leader comme l’Institut Philippe-Pinel intégrer cette approche dans ses plans d’intervention et y donner accès à ses équipes. »

Suzanne Cloutier

Artiste visuelle, Suzanne Cloutier est titulaire d’un baccalauréat en enseignement des arts plastiques et d’une maîtrise en art-thérapie. Longtemps enseignante en arts plastiques au secondaire, elle a travaillé dans des classes d’accueil avec une clientèle sévèrement affectée – réfugiés de guerres, personnes victimes de traumas. C’est le désir d’aider et le manque de ressources qui l’ont menée à suivre une formation d’art-thérapie associée à une propédeutique en psychologie. D’abord motivée à intervenir auprès des adolescents, elle a par la suite travaillé pendant quelques années auprès de femmes itinérantes avant d’être recrutée par l’Institut Philippe-Pinel de Montréal pour mettre sur pied le service d’art- thérapie, qu’elle coordonne depuis 8 ans. Dans l’exercice de ses fonctions, elle suit un programme de formation continue dans les domaines de l’art-thérapie, de la psychothérapie et du service aux diverses clientèles en santé mentale. Parallèlement, elle mène depuis 20 ans une carrière artistique de sculpteure sur pierre à l’Atelier SCÜLPT 303 (Montréal).

(1) Le CTE distingue dans le processus créatif trois niveaux de fonctionnement : Cognitif/symbolique ; Perceptif/affectif ; Kinesthésique/sensitif. Source : Lisa D. Hinz and Vija Lusebrink. Expressive Therapies Continuum : A Framework for Using Art in Therapy, 2009.

(2) I see you seeing me so I am : Je te regarde me regarder donc j’existe.