Correspondance en studio :
Guylaine Chevarie et Karen Trask
« Ce n’est que dans la mesure où on accepte le pire, qu’on peut avoir quelque chose à dire. »
Bram van Velde repris par Charles Juliet
Guylaine Chevarie (GC) – De tout temps, l’artiste a contesté l’ordre établi en revendiquant une plus grande liberté individuelle. Pendant cette pandémie, qu’arrive-t-il à cette quête ? Demeure-t-elle essentielle ou, au contraire, l’artiste doit-il s’en détourner momentanément pour se concentrer sur une autre quête : celle de la solidarité ?
Alors que nous traversons une crise sans précédent, le confinement réveillera sans doute chez certains des pulsions inédites : se figurer des horreurs, des atrocités, rêver de perversités inimaginables. Le désir de transgression nous travaillera d’autant plus que les règles se multiplient. Combien de temps l’être humain pourra-t-il tenir avant qu’il ne passe à l’acte ? Combien de temps va-t-il continuer d’imaginer le pire avant qu’il ne cherche à réaliser ses fantasmes dans la réalité ? Se contentera-t-il de les écrire comme le marquis de Sade à la Bastille ou de les dessiner comme Jérôme Bosch ? Saura-t-il se préserver de vouloir traduire ses fantasmes dans la réalité ? Le confinement n’est pas seulement physique, il est aussi psychique.
Pour essayer d’y voir plus clair, je me suis remise à lire L’éthique de la psychanalyse (1986) de Jacques Lacan. Sans résumer ici son propos, on y apprend que le désir fondamental inavouable de tout un chacun est un désir de destruction, voire d’autodestruction. Nous sommes mus par une pulsion de mort. Or, la beauté pour Lacan aurait un rôle à jouer pour freiner ce désir de destruction, pour ne pas que nous vivions dans un monde de barbarie. La beauté « intimide, interdit, le désir2 », celui qui nous pousse à décimer le vivant. L’essayiste Annie Le Brun va plus loin en revendiquant la beauté comme un geste politique. La beauté nous rappelle à ce dont on ne peut extraire une valeur marchande : ce vivant qui se perd dans notre mode de vie hyperproductiviste. Avec la beauté vient l’attention aux détails, aux petites choses, au silence, et à l’intériorité3. Elle n’est pas à confondre avec l’esthétisation du monde : cette esthétique du lisse où règne le positivisme à outrance. Étrangement, dit-elle, plus l’art contemporain évacue la question du beau de ses paramètres, plus le monde s’esthétise et se déshumanise.
Je te laisse sur une citation de Bram van Velde reprise par Charles Juliet, ce poète dont je t’ai fait écouter une entrevue à France Culture l’autre jour et qui m’a beaucoup inspirée : « Ce qui est beau, c’est que tout cela [la peinture, une œuvre, la fonction de l’artiste…] soit si inutile et en même temps si nécessaire4. »
De tout temps, l’artiste a contesté l’ordre établi en revendiquant une plus grande liberté individuelle. Pendant cette pandémie, qu’arrive-t-il à cette quête ?
Karen Trask (KT) – Quelle est la responsabilité de l’artiste pendant une pandémie ? Je dirais tout d’abord et en tout temps que nous sommes responsables de chercher le vrai. Que fait un artiste si sa recherche de vérité le conduit hors des limites prescrites par la loi ? Chaque situation nécessite de prendre en considération la zone grise, car tout n’est pas totalement noir ou blanc. Je dirais que le droit à la liberté d’un artiste cesse quand il blesse ou met en danger autrui, ou lorsqu’il profite de la vulnérabilité d’une autre personne. Si cette recherche de la vérité demande de transgresser les règles, il faut les transgresser avec précaution !
J’essaie de me familiariser avec les idées de Lacan. Je me demande si l’amour ne serait pas ce qui nous empêche de tout détruire autour de nous, incluant nous-mêmes ? La fonction de l’artiste est de donner un sens au monde et de créer de la signification. La création du sens est belle, et la beauté qui en résulte est subjective. Il est certain que ce confinement mettra à l’épreuve la fibre même de notre société. Les conséquences se feront sentir pendant des années. As-tu lu ce brillant article dans La Presse du philosophe du Nouveau-Brunswick, Alain Deneault, « La pandémie, déclencheur de l’esprit » (31 mars 2020) ? Malgré tout, il demeure optimiste.
GC – Oui, Deneault reste profondément optimiste quant à l’avenir, même si présentement tout porte à croire le contraire. Pour le dire simplement, depuis plus de dix ou quinze ans, nous sommes dans un système économique qui détruit le peu de vivant qui reste encore sur la planète, et ce, à tous les niveaux. C’est l’histoire qui nous dira si cette crise sera l’essor d’un changement radical de nos modes de vie, si le confinement aura été l’occasion de redonner de l’importance à l’inutile, à ce qui n’a pas de prix. Mais la puissance de la pulsion de mort qui nous traverse tous à des degrés divers me laisse plutôt sceptique quant à l’avènement de ce nouveau monde.
Dans la situation trouble dans laquelle nous nous trouvons présentement, comme artiste pouvons-nous continuer à suivre le chemin que nous avions commencé à tracer avant la crise ou prendrons-nous un nouveau départ
vu la situation qui évolue ? Pour ma part, à l’atelier, j’ai décidé – mais décide-t-on réellement ? – de poursuivre le chemin que j’avais commencé à défricher et qui prend la forme d’une recherche incessante de profondeur picturale à travers l’abstraction. Je découvre que l’abstraction m’est d’autant plus essentielle en ces temps difficiles.
KT– Mes travaux actuels en tissage sont en lien avec ce que tu décris de tes peintures – nous cherchons toutes deux la profondeur. Je suis complètement fascinée par le « tissage triaxial », ce tissage à angle croisant trois brins. Peut-être suis-je amoureuse du son triaxial, un son tellement officiel, si mystérieux. J’ai terminé quatre tests en moins de deux semaines ! C’est un tissage complexe et je le complique encore davantage en utilisant des photographies au lieu de simples bandes de papier coloré. Ceci rend presque impossible d’imaginer quel sera le résultat final du travail.
GC – En effet, il y a un lien entre ma recherche picturale et ton travail actuel en tissage. Étrangement, ceux-ci semblent tendre davantage vers une recherche « formelle ». Ce déplacement m’apparaît inusité et je me suis demandé si cette recherche d’une « forme pour la forme », où effectivement la notion de perspective est présente, était liée d’une quelconque façon à ce que nous sommes présentement en train de vivre.
La recherche de la « belle forme » pour un artiste n’est pas anodine, il me semble, surtout dans le contexte actuel. Cette recherche contient bien plus qu’une simple recherche esthétique; elle porte en elle le désir de l’artiste. Le philosophe Paul Audi nous dit que l’œuvre d’art est l’instauration d’une forme et que c’est à travers cette forme que l’œuvre ouvre le champ des possibles. Ces possibles c’est « redonner de la puissance pas tant à sa vie qu’à la vie. Viser à cette universalité – ce qui suppose de l’inventer. […] L’artiste créateur les instaure, lui, au moyen d’une “forme” qui, dans le meilleur des cas, acquiert force de loi, je veux dire : fait office de règle5 ». Ce que je demande à une œuvre, c’est cette ouverture, cette possibilité de me retrouver sans savoir ce que contient ce retour sur soi-même à l’occasion de cette rencontre avec l’œuvre.
J’ajouterais qu’au travers de la forme, l’œuvre rend compte de la beauté qui appelle un sentiment « océanique », pour reprendre une expression de Freud, c’est-à-dire un sentiment « de quelque chose d’illimité, d’infini6 ». Je pense qu’aujourd’hui, le monde dans lequel nous vivions, celui que décrit très bien Deneault dans l’entrevue que tu m’as conseillé de lire, s’écroule. La recherche par l’artiste d’une forme où la perspective, la profondeur, l’avenir sont possibles n’est pas une simple coïncidence.
KT – Ma fascination pour le tissage triaxial est peut-être une réponse à cette situation de confinement. Ma préoccupation habituelle de transformer le texte en sculptures ou en tissages a été interrompue par cette approche formaliste soudaine et plus abstraite. Bien que j’utilise le mot profondeur, je pense qu’il faudrait plutôt parler de superposition de couches – c’est probablement une expression plus précise. Mon travail a toujours exploré ce que je pense être la superposition multidimensionnelle de notre monde : l’avant-plan entrecroise l’arrière-plan où tous les fondements conceptuels et physiques s’entrelacent. Après tout, c’est ce qu’est la poésie – une superposition d’images et d’idées qui ne vont pas nécessairement de pair.
GC – Je me demande si la direction que tu sembles prendre à l’atelier et que j’explore aussi, à ma manière, dans la peinture, n’est pas une façon de maintenir le vivant en alerte, en activité, une manière de se dire à soi-même et à l’autre qui en aura tôt ou tard accès : tout n’est pas en train de s’effondrer, quelque chose se construit, malgré tout. Il n’y a aucun discours, de gauche comme de droite d’ailleurs, nécessaire pour que ces œuvres fassent sens. Si l’artiste, comme tu dis, est responsable d’être dans le vrai, la forme qu’il porte doit faire transparaître cette authenticité. La forme peut être ce lieu du « vrai ».
Une fois que la crise sera derrière nous, j’ai hâte de découvrir ce que les artistes auront créé pendant ce confinement. Est-ce que nous sentirons quelque chose de commun entre les artistes malgré leurs travaux solitaires ? En espérant que ce temps sera l’occasion d’un retour sur soi où chacun, dans son atelier, pourra retourner à l’essentiel de ce qui le fait créer.
KT – Il est temps d’aller vers le changement !
(1) Charles Juliet, Rencontres avec Bram van Velde, Paris, P.O.L., 1998, p. 37.
(2) Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2019, p. 391.
(3) Anne Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Paris, Stock, 2018.
(4) Charles Juliet, op. cit., p. 55.
(5) Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste, Paris, Les belles lettres, coll. « Encre marine », 2012, p. 67.
(6) Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 6.