« Un défi est lancé à l’imagination libérée de tout ce qui la maintient dans le conformisme, les stéréotypes, une vision pétrifiée inspirée par une pensée exiguë. » Pierre Rabhi

Sur les réseaux sociaux, plusieurs situations photographiques ont piqué la curiosité de milliers d’usagers. Voulant se protéger de la COVID-19, des individus de partout dans le monde s’affichent dans des accoutrements excentriques. Ces concepts vaudevillesques sont devenus viraux sur Internet. Je pense à l’homme-grenouille vu dans un magasin d’alimentation; à d’autres personnes munies d’une cruche d’eau sur le crâne; ou à tous ceux portant des masques faits maison : un tampon menstruel scotché sur la bouche, un sac de papier enveloppant la tête. Vraisemblablement, ces personnes ont amorcé inopinément un mouvement de résistance poétique dans le paysage urbain. Pouvons-nous croire que ces actions non conformes peuvent se confondre avec une ou plusieurs formes artistiques ?

Comment différencier l’art de ce qui n’en est pas ? Ces micro-bouleversements sont réalisés autant par des artistes que des non-artistes, et ce n’est pas un hasard s’ils s’affublent de la sorte : nous traversons une situation hors norme. L’instinct de survie et la peur de mourir semblent plus forts que l’ego ou la crainte des jugements et du regard de l’autre. Quoi qu’il en soit, ces actions assumées empruntent des codes rattachés à la notion du performatif. Elles sont grandement intrigantes pour les artistes, car ces accomplissements transgressent les protocoles du politiquement correct en société.

Max Siedentopf, « How-To Survive A Deadly Virus » (2020)
maxsiedentopf.com @maxsiedentopf

En tant qu’artiste de performance moi-même et enseignant, j’admire cette ouverture d’esprit et d’expression dont font preuve ces gens qui osent vouloir vivre sans se réduire à un paraître ou à une conformité. Pour certains, les manifestations décrites plus haut sont insignifiantes, mais pour moi, ces prises de paroles marginales dissimulent un message subtil, pourtant essentiel : le monde ne va pas bien. Sans créativité, insiste Alexandro Jodorowsky2, le monde fonctionne très mal. Il est temps de tirer avantage de cette pandémie afin de transformer nos habitudes, notre consommation et de déterminer d’autres façons d’habiter le réel dans tous les secteurs de la société. Comme créateurs, nous avons l’urgent devoir d’adopter de nouvelles manières d’exister et d’opter pour des stratégies exceptionnelles pour instaurer un art digne d’une « sobriété heureuse3 », c’est-à-dire un modèle de société qui améliore la condition de l’être humain. Dans la même lignée que ces protagonistes inconnus qui se baladent attriqués de drôles d’accessoires, je suis d’avis que la puissance de l’art commence à travers des balbutiements situationnels comme tels. L’inventivité, l’ouverture et la confiance en soi sont des éléments primordiaux pour rénover des actions créatives tout en gardant ses distances sociales dans un pareil contexte.

Catherine White, Marilyne Gauthier-Leduc et Stephanie Acevedo Zapata
Dentelle – La genèse (2020)
Capture vidéo, NICE TRY (belessai). Courtoisie de l’artiste

Durant cette pandémie, l’artiste Gabrielle Poulin déambule dans les rues de Villeray et de Rosemont–La Petite-Patrie à Montréal. Dans le but de faire sourire les gens en quarantaine, elle flâne en solitaire vêtue d’une sculpture arc-en-ciel sur le dos. Coproduits avec son complice Antonin Gougeon dans le cadre de l’initiative en ligne NICE TRY (belessai)3, ces actes poétiques ont soulevé de l’intérêt sur Internet parce qu’ils évoquent le symbole d’espoir. Celui de bâtir une société inédite ? Les « semences du changement sont plus abondantes qu’on ne l’imagine et nombreux sont ceux [comme Gabrielle] qui œuvrent déjà […] à la construction d’un monde plus inspirant5 ». À leur manière, ces artistes cherchent à extraire le meilleur de cette situation et nous rappellent que tout ce qui sort de l’ordinaire permet de peaufiner un nouveau langage pour affronter les problématiques de cette crise et au-delà même.

Le confinement est une excellente occasion pour tous de (re)penser et de transformer notre système sociétal. La création est avant tout une volonté de construire. L’art et la poésie peuvent élever une vision dont l’architecture entraîne un faire nouveau, de nouvelles préoccupations, de nouvelles inspirations, de nouveaux modèles. Rendons la vie plus intéressante et agréable. 

(1) Pierre Rabhi, Éloge du génie créateur de la société civile, Paris, Actes Sud, 2011, p. 31.

(2) Alexandro Jodorowsky, Psychomagie, Paris, éd. Albin Michel, 2019, p. 191.

(3) Voir Pierre Rabhi, Vers une sobriété heureuse, Paris, Actes Sud, 2010, p. 93 à 129.

(4) Les deux protagonistes se sont inspirés des arcs-en-ciel affichés dans les fenêtres des citoyens pour créer de la douceur et démocratiser l’art performatif sur le Web. Pour visionner leur travail : instagram.com/arcencielbalade/.

(5) Pierre Rabhi, op. cit., p. 37.