(Dé)croissance dans les centres d’artistes autogérés du Québec
En tant que travailleur culturel impliqué dans le milieu de l’autogestion, je me questionne constamment au sujet de la (dé)croissance parmi nos associations, organismes et regroupements québécois, ceux-ci étant en constante progression depuis leur fondation massive au Québec dans l’intervalle des années 1970 et 19801. Ces structures communautaires, misant sur des pratiques d’autogestion, de collaboration, de consolidation, de mobilisation et de participation, ont été édifiées pour décentraliser l’art actuel en une cartographie de lieux pluriels, hors normes et sans balises. En 2023, force est de constater que les centres d’artistes ne sont plus autant autodéterminés, en raison d’un surmenage continu.
BRÈVE HISTOIRE DES CENTRES D’ARTISTES
Comme l’affirmait Catherine Bodmer, directrice du Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ), l’intention d’origine des centres d’artistes est précise : « à la base, l’artiste est au centre de cet écosystème2 ». Sous l’impulsion de postures engagées et politisées, les artistes fondent alors les piliers de lieux non conventionnels et essentiels à la défense de plusieurs enjeux, en marge de l’autorité du marché et des musées incitant à la catégorisation, à la légitimation et, de surcroît, à la délimitation de l’art. En 1981, le critique René Viau écrivait dans Vie des arts que le soutien apporté « aux démarches autres3 » par les centres d’artistes est indéniable. Nonobstant, ceux-ci représentent, pendant des décennies, un véritable renversement idéologique grâce à une remise en cause du privilège. Ils avantagent les formes d’expression les plus plurielles à l’encontre des conventions élitaires non coopératives. Principalement, ces espaces engagés ont été construits par et pour les artistes. En ce sens, Anne Bertrand, qui fut à la direction de la Conférence des collectifs et des centres d’artistes autogérés (ARCA) de 2012 à 2020, affirmait dans un article datant de 2015 que les centres s’intéressent à l’usager et à son positionnement d’idées, et non à l’objet d’art et à sa marchandisation4 – ce qui n’est plus toujours le cas en 2023, selon moi. Au fil des décennies, ces abris culturels, voués à la recherche, à la production et à la diffusion se sont institués, à l’inverse de leurs préceptes contestataires, en des industries échafaudées sur le rendement des artistes et des travailleuses et travailleurs de la culture. L’institutionnalisation graduelle des centres autogérés me semble la raison d’un toujours-plus-productif. Comme l’art, une fois assimilés, ces lieux doivent se conformer aux exigences du marché et de ses châteaux forts. Ils s’inscrivent dans l’arborescence du système de productivité.
GÉNÉALOGIE DE LA SURCHARGE ET DU SURMENAGE
Dès les années 1970, les centres se sont positionnés en fonction d’enjeux sociaux propres à la tradition de l’association avec des considérations – avant-gardistes pour cette période – quant à l’équité et à la démocratie participative. Cependant, les centres sont assujettis à un ensemble de fonctions diverses, de procédures administratives et d’exigences légales. Ils ne parviennent pas (ou plus) à prioriser l’expérimentation. À travers l’évolution constante des pratiques artistiques, les initiatives visant à améliorer les infrastructures d’accueil et les conditions de résidence pour la recherche-création et la production sont redoublées. Les charges relatives à la réalisation et à la diffusion de contenus numériques, à l’édition de projets de publication multiformes, à l’organisation d’événements majeurs en faveur de propositions performatives, ainsi qu’à la présentation d’expositions sont décuplées. S’ajoute à cela la mise en place d’activités communicationnelles et de médiation pour les publics afin de consolider l’échange. Ce sont les équipes – et parfois les membres – qui soutiennent tout cela. Qui plus est, à cette équation s’ajoutent les responsabilités quotidiennes plurivalentes des travailleuses et travailleurs culturels qui semblent limités par le sous-financement des ressources communautaires. À la jonction de ces vecteurs d’affluence, une (sur)responsabilisation croissante des centres d’artistes est mise en évidence : leurs activités s’actualisent dans leur multiplication et les attentes des instances gouvernementales se prolifèrent selon d’innombrables critères de financement et de grilles de résultats quantifiables. Néanmoins, les collaborations intercentres semblent réduites ou partielles.
Dans les centres d’artistes, hier, tout était à faire ; aujourd’hui, tout est à refaire.
Dans les centres d’artistes, hier, tout était à faire ; aujourd’hui, tout est à refaire. C’est un fait, les centres d’artistes ont toujours été – ou presque – en croissance ; une croissance progressive, maintenant devenue excessive, causée par la gestion des activités de programmation et les impératifs administratifs inhérents à celles-ci. Serions-nous, en dépit de l’intention originelle des centres d’artistes, devenus les héritières et héritiers d’une tradition vouée au surmenage de nos organisations ? Que reste-t-il de l’armature collaborative de l’autogestion envisagée par nos prédécesseures et prédécesseurs ? Qu’en est-il de l’impulsion émancipatrice initiale des artistes-membres qui était de permettre l’expérimentation artistique en des espaces – et contextes – véritablement inclusifs et subversifs ? J’ai l’impression que ni l’art ni les artistes ne sont encore au centre de notre travail, à présent. L’époque durant laquelle la place occupée par les créatrices et créateurs était une priorité me semble révolue. Pour le moment, nous ne supportons qu’« au mieux » les artistes et leurs démarches. Malgré cela, nous proclamons encore, à ce jour, la solidarité qui aurait caractérisé l’émergence de l’autogestion : « l’être et le faire ensemble5 ».
REMISES EN QUESTION DES TRADITIONS DE PRODUCTIVITÉ
Après une crise pandémique aux répercussions inégalées sur nos ressources humaines, le milieu artistique se remet en question relativement à la notion de performance – rentabilité – et quant à cette nécessité constante de se (ré)réinventer sans délai raisonnable. Le temps est revalorisé. Ce ne sont pas le tournant virtuel et la sollicitation continuelle du numérique qui nous exemptent pourtant de l’immédiateté. Les centres d’artistes sont devenus, tour à tour, et plus particulièrement depuis 2020, des machines communicationnelles et promotionnelles pour assurer une visibilité effrénée de l’art actuel. Quels rapports entretiennent les artistes et les travailleuses et travailleurs culturels avec les besoins inhérents à la (sur)productivité ? Est-il possible de comprendre la (dé)croissance autrement, en se permettant le droit, ou même le devoir, de ralentir ? Comment engager progressivement la diminution des attentes parmi nos structures constituées d’impératifs propres au consumérisme socioculturel et au productivisme ? Comment s’unir pour faire décroître l’automatisation de nos implications et de nos obligations afin de ne plus se régulariser aux attentes d’une offre culturelle instantanée ? Comment dé-reconstruire nos postures de travailleuses et de travailleurs surmenés ? Je me pose, tout comme mes collègues, tant de questions. Le sentiment d’aliénation que procure notre travail est bien présent et nous nous justifions en accusant notre passion outre mesure pour l’art. Quelle pénalité que d’être passionné par la démesure de son travail ! Nous devons assainir nos modes de valorisation à l’égard des artistes et envers nous-mêmes, travailleuses et travailleurs.
PARITÉ ASSOCIATIVE : « PRENDRE SOIN »
Bien que chaque crise apporte un changement social, en centre d’artistes, les questions d’équité ne sont pas d’aujourd’hui. Ces lieux se positionnent toujours en fonction d’enjeux propres à la tradition de l’association. Des initiatives de conscientisation font cependant en sorte que le milieu devient une référence pour mieux définir son positionnement contre la discrimination pour une parité plus affirmée. Comme l’écrivait Laurence D. Dubuc dans un article en 2021, il y a, au sein du réseau des centres d’artistes, un développement de pratiques et de politiques qui relèvent d’une éthique du « prendre soin6 ». Je suis d’accord. Nous devons prendre soin de nous et cela se fait notamment par la réduction de nos activités – ou du moins par leur inscription dans la durée –, pour épargner les artistes, ainsi que les travailleuses et travailleurs culturels, et considérer leurs capacités de rendement dans la production de projets. Un leadership partagé dans les équipes peut également contribuer à décentraliser le pouvoir et à répartir plus efficacement les responsabilités entre collègues. Dans nos programmations, nous devons mettre en application les pratiques du ralentissement et miser sur l’expérimentation afin d’intégrer des habitudes processuelles dans le fonctionnement des centres. Nous pouvons développer – même si nous devons faire décroître nos accomplissements – des liens affinitaires entre centres pour reconstituer ces zones de refuges. Les relations d’influence sont importantes dans l’apprentissage du « faire moins et mieux ». Lors du Forum des membres du RCAAQ en 2022, Catherine Bodmer invitait ses membres à inscrire la volonté du prendre soin dans les orientations stratégiques et les missions des organismes. Ensemble, en suivant notre passion pour l’art, nous devons dérégler les engrenages de la mécanisation exigeante – pour l’instant incessante – des centres d’artistes et contrer l’héritage de la croissance. Priorisons le travail collaboratif. Résistons à l’économie de la précarité en investissant directement dans nos artistes et nos équipes. Soyons la génération post-croissance en (nous) offrant enfin du temps.
1 Les centres bâtisseurs au Québec sont, entre autres, Artexte (1981), articule (1979), Dazibao (1980), OBORO (1982), Optica (1972), Powerhouse (1974) et Tangente (1980) à Montréal ; La Chambre blanche (1978), le Lieu (1982), l’Œil de Poisson (1985) et le Centre VU (1981) à Québec ; AXENÉO7 (1983) à Gatineau ; Espace virtuel (1986, devenu Centre Bang) à Chicoutimi ; et enfin, Langage Plus (1979) à Alma. Véhicule Art et Véhicule Presse, créés à Montréal respectivement en 1972 et 1973, ne sont plus des centres actifs aujourd’hui.
2 Camille Bédard, « Nouvelle direction au RCAAQ : entretien avec Catherine Bodmer », Vie des arts, nº 260 (automne 2020), p. 8-10.
3 René Viau, « Articule et la liberté d’expression », Vie des arts, nº 103 (été 1981), p. 42-44.
4 Anne Bertrand, « Canada : Les centres d’artistes autogérés : un espace politique », Inter, nº 119 (2015), p. 13-15.
5 Ibid.
6 Laurence D. Dubuc, « Vers une éthique du soin dans les arts visuels », Vie des arts, nº 263 (été 2021), p. 18-19.