Assembler les traces : laisser émerger
Le deuil des hivers et des espaces nordiques qu’on a connus peut se manifester sous forme de solastalgie, « une forme d’anxiété environnementale qui s’exprime par l’angoisse de voir son milieu de vie (territoire, écosystème, paysage, habitat, métiers, etc.) disparaître[1] ». Guidée par l’humilité des non-savoirs, des intuitions collectives et des humanités environnementales, je cherche à penser et à trouver de nouvelles voies de relations et de sensibilités pour décrire les réalités et les émotions vécues (deuil, désorientation, désespoir, renoncement) face à la transformation de nos saisons et aux transitions troubles et fragmentées que nous vivons. Comment s’allier au vivant en ces temps de crise climatique ? Par quelles interventions capter les récits et les mémoires du futur de l’hiver en nous ?
(Recherche-création)
C’est dans cet esprit que s’est consolidé mon projet de recherche-création « Hiver en nous : atlas sensible de récits, d’imaginaires et d’interventions écoféministes entre métamorphoses environnementales et affects contemporains », qui consiste à poétiser et à démocratiser le paradigme du « réensauvagement3 », au féminin, de l’hiver. J’explore la pluralité des expériences vécues et des affects de femmes vivant l’hiver fragile et ses métamorphoses par des interventions in situ. Celles-ci mettent en doute nos alliances et nos agencements avec l’obscur, la neige, la slush et le gel/dégel dans l’espoir de re-tisser notre humanité en résonance avec le monde vivant de la saison froide.
Inspirée dernièrement par mon arpentage de textes écoféministes, dont ceux de la sorcière néopaïenne activiste Starhawk et de plusieurs autres figures de ce mouvement, ainsi que par mes échanges lors d’un cercle de lecture autour du prologue et du premier chapitre de l’ouvrage La Condition terrestre. Habiter la terre en communs de Sophie Gosselin et David gé Bartoli4, j’affine mes connaissances de la notion de « rituels » écoféministes5 comme pratique politique et de celle d’« alliances » interspécifiques6 pour stimuler « le pouvoir d’agir », individuel et collectif, et faire émerger de nouveaux modes de pensée et d’action face à la crise climatique en contexte nordique.
Par ces pôles, je travaille ainsi à ajouter de nouvelles perspectives à ma posture d’artiste-chercheuse. Parmi les questions qui m’animent et qui animent ma pratique, j’envisage comment les concepts de « corps-territoire » et de « géomémoire », tous deux issus des travaux des chercheurs Gosselin et Bartoli, peuvent permettre de rendre compte des traces et de « la texture des milieux de vie [traversant] l’ensemble des corps7 ». Le rôle de l’artiste est de concevoir le monde « en organisant les formes et les substances, les codes et les milieux, et les rythmes8 » : c’est avec cette intention que j’interroge en quoi l’assemblage de nos traces devient un terreau fertile pour la mise en récit fabulatrice des mémoires du futur de l’habiter.
Le(s) territoire(s) de femmes établies au Québec qui se représentent les mondes qu’elles habitent et qui les habitent en retour. Les saisons, les paysages, les (ré)ensauvagements, les humanités environnementales, les affects. Dans un va-et-vient, ces éléments forment le tissage de leurs affinités, de leurs démarches et de leurs résistances croisées. Mes explorations de méthodologies réflexives liées à ces expériences corporelles et sensorielles m’amènent à vouloir accomplir un acte de magie, à la fois politique et « art de transformation de soi et du monde9 », qui consiste à rassembler des Femmes Territoire(s) pour faire, créer, être ensemble et s’infuser de cette puissance collective du groupe.
Pensé dans cet esprit, mon atelier Relief de désirs — Topographie(s) intérieure(s) de Femmes Territoire(s). Des bulbes à défaire pour ensemencer le monde et ritualiser l’hiver inexploré10, mené via mon projet « Hiver en nous », est conjointement un outil d’expression activant les affects et une posture écopoétique réflexive et critique nourrissant mon acte de magie. L’espace d’une fin de semaine, se déposer ensemble et se prêter au jeu des échanges, des explorations, des transmissions de savoirs et des modalités attentionnelles et relationnelles pour « rêver l’obscur ». À travers une chorégraphie de gestes sollicités pour défaire les bulbes d’ail en vue de leur plantation avant l’hiver, laisser émerger l’espace-temps de l’intelligence du vivant pour nourrir des narrations spéculatives, des manières de se raconter, d’inventer d’autres possibles de l’hiver inexploré.
« Nous devons rêver l’obscur comme processus, rêver l’obscur comme changement, afin de créer une nouvelle image de l’obscur. Car l’obscur nous crée11. » L’obscur, c’est tout ce que l’on ne voit pas. Tout ce qui est caché. Nos univers de sens — pensées, souvenirs, affects et émotions —, mais aussi le corps et son intérieur, tout ce qui est en dedans (faisant écho au « pouvoir-du dedans » de Starhawk). Les pratiques somatiques s’inscrivent dans cette veine, pensant le corps à partir de son expérience, c’est-à-dire comme immergé dans un milieu : « Le modèle des [pratiques] somatiques met en avant cette réciprocité, et l’importance de cette réciprocité amène aujourd’hui à parler d’écosomatiques : pour se changer soi, on peut travailler à changer son environnement, et réciproquement12. »
Non loin de ces théories, le concept de reclaim revient aussi souvent dans les textes écoféministes, et la philosophe Émilie Hache s’y attarde dans une anthologie du même nom qui rassemble des textes parfois poétiques, d’autres fois thérapeutiques, spirituels ou politiques. Le terme reclaim signifie « se réapproprier » : le(s) corps, le(s) émotion(s), le(s) territoire(s). Dans Résister au désastre, un livre qui restitue un entretien avec la philosophe Isabelle Stengers, cette dernière se réfère aussi au terme reclaim en faisant allusion au geste de « [s]e réapproprier et [de] guérir, [de] se rendre à nouveau capable, [de] se rendre capable d’entretenir, de cultiver les interdépendances ». Selon elle, « il faut guérir de la séparation de ce qui serait “naturel” et de ce qui serait “social” ou “culturel”13. »
En expérimentant avec un cercle de femmes un faire fusionnel avec l’ail consistant à plonger délicatement nos doigts en son cœur, à éplucher sa peau à la fois délicate et résistante et à en séparer les bulbes qui seront par la suite plantés avec soin avant l’hiver, on voit naître un assemblage de pratiques d’attentions et de présences qui appellent des manières différentielles et intimes de vivre et de ressentir un hiver intérieur. Jérémy Damian, anthropologue et docteur en sociologie, nomme « cosmodéliques14 » ces gestes attentionnels qui convoquent, instaurent ou composent, temporairement, fragilement, des cosmos habitables. Les intériorités, les sensations et les consciences s’entrelacent de la même manière que les ambiances affectives. Vivre « l’hivernité fragile » pourrait-il influencer la manière de percevoir et de ressentir la crise climatique, et « le pouvoir d’agir », pour soutenir un avenir plus juste et inclusif pour toutes et tous ?
Libérons les rivières de nos colères
Soufflons les braises de nos férocités
Habitons les racines de nos corps
Sorcières, Femmes médecines,
Femmes expertes, Matriarches,
Militantes, Porteuses de savoirs
Gardiennes du lichen, de la neige, du vivant
Révoltées, Insoumises par la résonance
de nos sororités et de nos cycles.
Soulevons-nous pour nos
DROITS de VIVRE
1 Magali Uhl et Katharina Niemeyer, « Solastalgie ». Anthropen. Le dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le contemporain, 2023, https://revues.ulaval.ca/ojs/index.php/anthropen/article/view/51945
2 Starhawk, Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique, traduit de l’anglais par Morbic (Paris : Cambourakis, 2015 [1982]), p. 31
3 Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous (Paris : Actes Sud, 2020).
4 Sophie Gosselin et David gé. Bartoli, La Condition terrestre. Habiter la terre en communs (Paris : Seuil, 2022).
5 Starhawk, op. cit.
6 Baptiste Morizot, op. cit.
7 Sophie Gosselin et David gé. Bartoli, op. cit., p. 147.
8 Ibid.
9 Émilie Hache, Reclaim — anthologie de textes écoféministes(Paris : Cambourakis, 2016), p.12.
10 L’atelier a lieu dans le contexte d’une résidence artistique au cœur d’un lieu magique en Estrie, La Ferme Granite 1981, une microferme maraîchère biologique dédiée à la production écologique de légumes cultivés en symbiose avec la nature. Terrain de jeu où l’humain et la nature se rencontrent. Ici, art et carottes poussent. https://www.fermegranite.com
11 Starhawk, op. cit., p.31.
12 Joanne Clavel et Isabelle Ginot, « Pour une Écologie des Somatiques ? », Revista Brasileira de Estudos de Presença, Porto Alegre, vol. 5, no 1 (2015), p. 85-100.
13 Isabelle Stengers, Résister au désastre (Marseille : Wildproject, 2019), p. 47.
14 Jérémy Damian, « Cosmodélies : scènes de l’attention », dans Corps-Objet-Image, no 4 (2019), « Théâtres de l’attention », https://shs.hal.science/halshs-02055117