« At best, magical thinking is fluid; it can expand the ways we perceive our bodies, our societies, nature; it’s about possibility—about looking forward. About making new images from the old ones1. »

Les recherches picturales de Bouthillier et de Munce sont le résultat de quêtes pour parvenir à des réalités alternatives. Les mondes spirituels qu’elles créent sont des manières d’entrevoir de nouvelles possibilités, d’évoquer d’éventuelles promesses. Nous retrouvons dans leurs œuvres des corps astraux, des êtres divins et sibyllins, de multiples motifs et symboles. Alors que Bouthillier représente le prévisible et que Munce montre l’improbable, toutes deux nous conduisent, par leurs œuvres, à des univers illimités qui sont hors du commun, et dans lesquels la répétition est une ouverture vers l’infini.

Pour ces deux artistes, le dessin et la peinture sont des rites qui témoignent d’une loyauté et d’un engagement envers la pratique d’atelier. Le travail sériel de Bouthillier, ponctué de séances de divination avec des ami·e·s et des collègues, se fonde dans l’emprise de la répétition. Présence et insistance sont toujours de mise, dans la réalisation de ses œuvres aux langages insoupçonnés, pour honorer ses intuitions et les prédictions quotidiennes des astres. Munce, quant à elle, façonne des périodes de travail lors desquelles son temps est entièrement consacré à la création ; les archétypes qu’elle dessine et peint de manière récurrente sont ceux avec qui elle interagit, qu’elle dirige et qui la guident lors de sa production.

Les réflexions de notre texte bipartite proviennent de conversations avec les artistes et de rencontres avec leur travail qui nous a tous·tes deux stupéfait·e·s2.

ASTROMYSTICISMES ET INVESTIGATIONS CHEZ MARIE-CLAUDE BOUTHILLIER, PAR JEAN-MICHEL QUIRION


Ma première interaction avec Marie-Claude Bouthillier remonte à 2022. Je profite de cette rencontre pour lui expliquer que je suis sa trajectoire depuis des années et que je suis intrigué par sa pratique ésotérique. Elle s’enquiert dès lors de mon signe astrologique et s’ensuit une discussion, sorte d’investigation sur les astres et sur ce qui m’attend. L’artiste est une savante persuasive qui
ne me laisse en aucun cas sceptique. En 2024, je reprends cette conversation avec elle dans le contexte de son exposition La promesse des astres, présentée dans l’espace de diffusion alternatif Produit Rien à Montréal. Cet échange, auquel j’étais prédestiné, m’a conduit jusqu’ici : à écrire sur le processus balisé de promesses à prédire de Bouthillier.

Depuis plus d’une trentaine d’années, la démarche interdisciplinaire de la praticienne est traversée de rites occultes quotidiens. Par des actes journaliers dans les failles du réel, elle devient initiatrice de mouvements méditatifs ; d’une réécriture picturale de prédictions et de sa pensée. Les prévisions astrologiques sont les prémisses de plusieurs de ses projets inspirés d’annonces d’événements stellaires annoncés. Pour imaginer et créer, Bouthillier se réfère à des phénomènes inexplicables, mais aussi à des écrits, notamment à ceux d’André Barbault (1921-2019), astrologue psychanalytique de connivence avec les surréalistes. L’artiste partage la propension ésotérique de Barbault pour l’astrologie et même pour l’alchimie, qui s’inscrit dans ses procédés. Les univers convoqués font surgir des techniques ouvertes à l’altérité. L’illisibilité de celles-ci nous transpose momentanément ailleurs ; dans les insondables dimensions de son cosmos pictural en perpétuel devenir. De fait, Bouthillier puise son inspiration dans un interstice mitoyen, quelque part entre la rationalité et l’irrationalité du remaniement de ses gestes et de ses savoirs, guidés par les astres, et de la reconfiguration sensible de ses imaginaires.

Dans son plus récent corpus exhibé à Produit Rien, des toiles colorées, installées en drapé, résultent de traitements ambitieux, laborieux et minutieux. Chacune des composantes de Fond du ciel (2020-2022) a été trempée maintes fois dans des mélanges de pigments préparés avec attention par l’artiste, jusqu’à l’obtention des teintes et des textures souhaitées. Parallèlement, Conjonction Saturne-Neptune (2023), une série de bandes de toile, prend place sur deux pans de murs. Le travail de calligraphie en carbone et en acrylique sur ces innombrables étoffes donne à voir la douzaine de signes du zodiaque qu’elle a retranscrits chaque jour pendant une année, en prévision de l’exposition. Ainsi, Bouthillier nous invite à lire, à sa façon, les calculs célestes, les mesures de l’oracle. Des tableaux positionnés en une grille (dés)ordonnée traduisent l’étendue de son langage plastique énigmatique : répétition de laquelle émerge l’imprévu déréglant les engrenages du mécanisme de reproduction et de la machine à produire ; signes et symboles à interpréter révélant l’élémentaire et l’essentiel ; omniprésence de la ligne ; abstractions géométriques ; volumétrie ; coutures
et replis du canevas ; puis monochromie.

La pratique de Bouthillier n’est pas de celles qui imposent une vision définitive de l’avenir, mais plutôt de celles qui proposent une fiction alternative — manuscrite, dessinée et peinte — à la réalité pour imaginer autrement ce qui est (im)prévisible. La précision illusoire des techniques de dessin et de peinture, à la fois chimiques et magiques, rivalise avec les normes constitutives du savoir-faire et renverse l’impasse du temps. Somme toute, nous devons peut-être, comme la praticienne, nous en remettre à une interprétation lyrique du monde pour comprendre la complexité de l’immensité qui nous entoure, ici comme là-haut, et le mystère de ce qui est à-venir3.

MYTHES ET EXCURSIONS CHEZ REBECCA MUNCE, PAR MANEL BENCHABANE


Lorsque je rencontre Rebecca Munce pour la première fois, en 2019, elle vient de terminer sa maîtrise en peinture et dessin à l’Université Concordia. Le sol de son atelier est jonché de centaines de crayons de couleur éparpillés, reflet de ses dessins peuplés de personnages, d’animaux et de motifs variés. Déjà, dans ses œuvres, nous observons un univers où les humains et les animaux cherchent à franchir les frontières du réel : soldats, chevaliers et autres archétypes interagissent avec des créatures et des êtres féériques.

Au fil des ans, l’espace qu’habitent les figures dans les œuvres de Munce se transforme et se définit. Dans ses corpus les plus récents, présentés en 2024 lors des expositions Songs from Angel Planet et Soft Gravity, respectivement à McBride Contemporain et à la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce, les humains, moins présents, cèdent leur place à des bêtes, à des géants et à des entités divines. Pour l’artiste, c’est dans leur univers que nous sommes désormais.

Cette évolution représente pour Munce une immersion presque complète dans un monde spirituel et imaginaire qui lui permet de bâtir une réalité alternative dont elle manipule toutes les composantes. Dans ce nouvel univers, les lois terrestres sont bouleversées. L’eau se transforme en air, et les êtres semblent flotter dans les couleurs éclatantes d’un autre monde. Dans Seedling (2024), par exemple, plusieurs soleils souriants s’épanouissent telles des fleurs poussant à partir d’une paire d’ailes d’oiseau. À leur base, des escargots et des papillons aux visages humains se rencontrent, volant au-dessus de châteaux miniatures habités par des rochers magiques. Les teintes vives, souvent associées de manière inusitée, soulignent le fait que les événements ne se déroulent pas sur terre et donnent un caractère distinctif à l’espace.

Munce n’est pas attachée à un système ésotérique ou fantastique précis. C’est son propre système qu’elle met sur pied, à partir d’une collection de figures, de symboles et de codes qu’elle combine librement, l’orientant vers
un monde qu’elle se permet d’habiter pleinement lors du processus de création. L’artiste est inspirée par la mythologie grecque, les gravures médiévales, les romans fantastiques, la poésie, les jeux vidéo et les fées de l’époque victorienne. Dans son plus récent corpus, les images sont contenues dans des cadres peints opérant comme des cercles magiques qui délimitent les espaces potentiels des êtres surnaturels qui y habitent. Ainsi, dans Rosy Window (2024), un cadre formé d’une répétition de motifs — étoiles, demi-cercles et briques — fait office d’arène et protège le chevalier ailé et les créatures qui nagent dans les bandes de couleur. Dans Sky Bloom (2024), ce sont notamment des poissons, des chevaux et des amphores qui composent la bordure. Ils enserrent ici un énorme soleil empli de cercles concentriques. L’astre se déploie telle une fleur complètement épanouie, dominant l’entièreté du ciel. Les figures, les motifs et les symboles répétés d’une œuvre à l’autre forment le langage de l’artiste, comme une formule magique développée à partir de codes permettant de déchiffrer les univers inventés.


Munce puise aussi son inspiration dans le travail d’un groupe de femmes peintres ayant œuvré entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, telles qu’Agnès Pelton (1881-1961) et Janes Sobel (1894-1968), dont l’art était lié à des pratiques spiritualistes. Ce spiritualisme leur permettait d’accéder à une liberté créative et personnelle, et à une communauté dans laquelle la voix des hommes n’était pas hégémonique. Elles répondaient à l’appel d’une quête de sens, à propos d’elles-mêmes
et de l’univers. À travers l’art, elles ont créé un langage qui leur permettait de transcrire des sentiments qu’elles ne pouvaient décrire avec des mots et d’accéder à des savoirs méconnus et précieux. Comme elles, Rebecca Munce trouve force et réconfort dans l’acte de création d’une mythologie libre et personnelle. Alors qu’un dialogue ineffable s’installe entre elle et les êtres fantastiques qu’elle dessine, nous sommes nous aussi invité·e·s, en observant ses œuvres, à une rencontre intime et singulière avec ses constructions imaginaires ; et à participer à notre tour à une excursion dans son monde mystique.

INVITATIONS PROMETTEUSES


Les propositions artistiques de Marie-Claude Bouthillier et de Rebecca Munce sont guidées par des intuitions qui dépassent la raison. Elles sont des tentatives pour s’évader dans d’autres mondes et quitter notre temporalité ; elles sont des invitations à laisser place au mystère et à l’altérité. Pour un instant, laissons-nous transporter.

1 Jennifer Higgie, The Other Side (London: Weidenfeld & Nicolson, 2023), p. 30.

2 Notre intérêt commun pour les pratiques mystiques de Marie-Claude Bouthillier et de Rebecca Munce nous a mené à rédiger ce texte en binôme, dans une double tentative de définir leurs démarches respectives et de démontrer les corrélations potentielles entre leurs univers distincts.

3 Le terme « à-venir » est issu de la publication de Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, Les potentiels du temps. Art et politique (Paris, France : Manuella édition, 2016).