Que faire de l’occulte dans l’art actuel ?
Alchimie, sorcellerie, chamanisme, parasciences : une véritable fièvre magique semble se répandre dans l’art actuel, fièvre dont ce numéro de Vie des arts est l’indice même. Reflétant une tendance globale, cette frénésie — accompagnée par la menace toujours pesante de l’appropriation culturelle — se traduit par un nombre croissant d’œuvres faisant référence à des croyances ou à des pratiques évoluant en dehors des religions institutionnalisées, et est caractérisée par un bricolage à la hauteur de la diversité qui la compose. L’occulte, terme complexe sans définition standardisée, tend à être adopté, en Occident comme ailleurs, pour
désigner ce foisonnement qui a des allures de raz-de-marée.
À ce premier constat s’en ajoute un second : malgré cette expansion aussi vaste qu’éclectique, l’occulte dérange et trouve difficilement sa place, particulièrement dans les milieux académiques occidentaux. Le décalage entre un sujet auréolé d’irrationnel et les sciences modernes (humaines, naturelles ou formelles), toutes ajustées à l’étalon de la raison, est aussi facile à concevoir que difficile à dépasser, faisant régulièrement du croire la source du problème. Dans la Modernité avec un grand « M » — que le philosophe Bruno Latour définit comme une pensée plutôt qu’un territoire ou une époque1 —, est Moderne celui ou celle qui valorise les faits, le progrès et la libre-pensée, celui ou celle qui est affranchi des croyances et pour qui le monde est désenchanté. Le milieu de l’art, pressé de se défaire de l’emprise du religieux, reprend fréquemment ces mêmes notions en faisant de l’art un véhicule d’émancipation. La foi — religieuse, spirituelle ou occulte — y trouve dès lors plus facilement une place lorsqu’elle repose sur l’ironie et la transgression.
Issu de l’opposition viscérale entre magie et Modernité, le déni — pour ne pas dire le dédain — académique envers la croyance est pourtant problématique : à l’heure où le monde de l’art tente toujours de se globaliser davantage, force est de constater que si le désenchantement domine encore la Modernité, celui-ci ne saurait s’appliquer à l’ensemble du globe, ni même à l’ensemble des Modernes. Élargir les frontières du milieu de l’art nécessite alors de revenir sur la problématique du croire et de s’atteler à la question qui ouvre cet article : que faire de l’occulte, dont la présence est en apparence si paradoxale, dans l’art actuel ?
Plutôt que de retracer l’exégèse des facteurs sociologiques justifiant l’attrait de ce dernier — voie pertinente en soi mais qui ne manque pas de revenir souvent à l’antagonisme classique entre magie et Modernité : le déclin de l’un expliquant l’intérêt pour l’autre —, je suggère ici de partir des œuvres mêmes. Ceci exige toutefois de modifier légèrement la question initiale : il s’agit moins de savoir quoi faire de l’occulte que de se demander ce que fait l’occulte dans l’art actuel.
Prendre les œuvres pour point de départ force alors un troisième constat : une vaste majorité des œuvres concernées semblent brouiller le rapport d’opposition entre occulte et Modernité et la notion de désenchantement globalisé au profit d’un parti pris que je qualifierais, en empruntant un concept du philosophe Jacques Rancière, d’« indécidable2 ». Cette idée, voulant qu’une chose soit à la fois cette chose et son contraire, que la « frontière soit toujours là et pourtant déjà traversée3 », se manifeste par des œuvres nous laissant dans le doute : les artistes croient-ils ou croient-elles aux pratiques auxquelles leurs créations renvoient ? Par exemple, Mariko Mori croit-elle au paganisme celte qui infuse son œuvre Tom Na H-iu (2006) ? Véronique Béland croit-elle aux auras que tente de capter son installation As We Are Blind (2016) ? Loin d’un positionnement ironique attendu ou d’une partialité envers la Modernité — basée sur une répartition du monde en deux groupes, croyants et non-croyants —, plusieurs œuvres se distinguent plutôt par une ambivalence qui, sans rejeter pour autant l’ensemble des préceptes de la Modernité, présente une certaine irrésolution entre croire et ne pas croire.
L’occulte semble alors bien faire quelque chose : indécidable, il pose la croyance sur le seuil et non plus dans un camp ou dans l’autre, amenant à la reconsidérer pour mieux la dépasser. Il ouvre sur un au-delà de la perception de naïveté qui pèse sur le croire pour mieux en épouser les nuances, le révélant comme complexe, voire incertain. À l’image de la méditation animiste proposée par Tom Na H-iu ou encore du public posant la main sur le capteur de As We Are Blind, déclenchant l’impression d’un portrait auratique, rites, doctrines ou spiritualités peuvent être pratiqués de manières aussi ludiques que ferventes et senties. De même, à l’image de ces deux œuvres pétries de science et de technologie, entre magie et Modernité, il n’y a pas forcément à choisir.
Cette complexification de la croyance s’accompagne en retour d’une réflexion sur la Modernité même : en ébranlant en premier lieu la tendance au dualisme des Modernes — fondée sur un rejet catégorique de toute pensée magique —, l’occulte indécidable devient, dans un second temps, un puissant outil de relecture des possibles. Avec pour seule constante la théorie des correspondances — principe voulant que toutes choses, visibles ou invisibles, soient reliées entre elles en vertu de résonances particulières —, il ouvre sur la mise en place de modèles alternatifs de relations, permettant de penser autrement notre lien au savoir autant qu’aux autres et au monde.
La Modernité, en déclin, affaiblie par de multiples crises — scientifique, politique ou écologique — et pas aussi désenchantée qu’elle le croit, se décloisonne et se reconstruit autrement. À l’instar des œuvres de Mori et de Béland qui nous incitent à considérer la technologie comme prothèse donnant accès à l’invisible de l’univers, l’occulte indécidable nous conduit ainsi à nous aventurer sur une voie médiane faite d’affinités et de corrélations, menant vers un au-delà des tares de la Modernité autant que des dérapages, tout aussi dommageables, du croire.
1 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des Modernes (Paris : La Découverte, 2012).
2 Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique (Paris : Galilée, Coll. « La philosophie en effet », 2004).
3 Ibid., p. 68.