karen elaine spencer : écrire le social à la première personne
Différents types de textes coexistent dans l’espace public et chacun y assume des fonctions propres. Par le biais de textes de loi, d’articles de journaux ou de paroles de chansons, l’écrit s’infiltre dans la cité et agit comme porte-voix pour en baliser certaines réalités. En empruntant des stratégies littéraires, des procédés de citation et de transcription, l’artiste de performance karen elaine spencer rend tangibles les marges que délimitent ces textes. Aux frontières du lisible et du visible, dans une typographie que l’on peine parfois à déchiffrer, elle cartographie ainsi l’agora que l’écrit articule et révèle la stratification de la réalité sociale qu’il orchestre sous diverses formes. Elle souligne les liens, les hiérarchies et les rapports de pouvoir et de domination que sous-tendent ces actes de langage.
CONJUGUER LE JE AU NOUS
Dans les espaces interstitiels du texte, l’emploi du je révèle parfois une identité plurielle et collective. Dans dream listener (2006-2007)1, des textes à la première personne placent spencer en posture de dialogue, invitant toute personne à se projeter dans les récits de ses rêves à elle, voire à se les approprier, ou à lui confier ses propres rêves. L‘expression i dreamed, ou j’ai rêvé, renvoie à cet état de vulnérabilité et d’abandon qui accompagne le sommeil, nécessaire à notre bien-être. Ses récits tracent, sans pudeur, l’espace intime des tiraillements entre nos aspirations profondes, nos fantasmes, nos craintes et les pressions sociales que l’on subit.
L’expérience personnelle alors ressentie agit comme point de repère dans la réalité sociale, à la manière de la mention Vous êtes ici sur un plan d’orientation. Elle met de l’avant ce qui nous lie, en même temps qu’elle sollicite et éveille notre empathie envers autrui, individu par individu. Dans ce contexte, la transcription sur des cartons comme ceux qu’utilisent les sans-abris pour dormir renvoie spécifiquement à leur réalité d’extrême vulnérabilité qu’elle met en perspective. Ces récits gigognes, liant spencer aux itinérants et aux passants qu’elle croise, mettent de l’avant la part de fragilité très intime de chacun et posent celle-ci comme une expérience en partage. L’artiste expose ainsi la multitude complexe que recouvre le nous et souligne combien l’expérience individuelle se vit différemment selon le statut social. Elle révèle les iniquités qui marquent notre société à une échelle individuelle.
FAIRE ŒUVRE DE MÉDIA
La collectivité telle que la dépeint spencer s’articule en fonction d’une critique des médias qui, selon leur véhicule, donnent plus de poids à certaines voix aux dépens d’une autre. Avec les œuvres sittin’ with cabot square2 et hey! mike hey!3, toutes deux de 2012-2013, spencer déploie son laborieux travail d’édition et de retranscription sur deux blogues servant de journaux de bord relatant sa présence dans l’espace public. Elle conçoit cette activité narrative comme sa pratique artistique principale et cette présence en ligne comme le lieu de diffusion de son travail. L’artiste adopte une présentation de l’information propre aux médias, autour de manchettes et de relations de faits divers, parfois accompagnée de prévisions météorologiques et de coupures de journaux. Elle exécute aussi en atelier des retranscriptions d’extraits de ce matériel communicationnel. Elle publie sur son blogue ses œuvres typographiques exigeant un effort de déchiffrement, avec une documentation et des vestiges de ses sorties dans l’espace public. De prime abord, son activité de blogueuse s’apparente à celle d’une journaliste devant l’actualité, mais la facture de ses retranscriptions, qui impose un moment d’arrêt sur l’information véhiculée, lui fait adopter une posture artistique singulière dans la cité.
Imitant le fonctionnement des médias, notamment la reprise de nouvelles en chambres d’écho, les blogues de spencer en constituent toutefois le contrepied. Ils rendent visible et humanisent la réalité des sans-abris, rarement sujets à part entière de nouvelles. Souhaitant leur redonner une dignité, son œuvre textuelle protéiforme décrit entre les lignes la réalité distincte des individus en tant que locuteurs, établit les rapports de pouvoir qu’ils entretiennent entre eux et souligne le poids inégal des véhicules assurant le relais de leur voix respective. Usant de ses propres textes, comme ceux d’agents de communication beaucoup plus puissants, spencer s’approprie des stratégies médiatiques pour donner forme à un contre-pouvoir avec les moyens à sa disposition.
INVOQUER LA LOI
Les textes de loi figurent parmi les plus puissantes infrastructures langagières. L’écrit agit alors comme une prescription sociale, qui n’est pas sans comporter de contradictions avec la réalité qu’elle organise. La Charte des droits et libertés de la personne du Québec, par exemple, constitue l’assise des droits garantis par le gouvernement provincial et le texte obtient une valeur légale comparativement à d’autres formes textuelles que spencer emploie. Avec movin’ the charter (2017-), l’artiste investit cet acte constitutif, tablant elle-même sur un texte légal en confiant par contrat à des équipes de choisir un article de la Charte qu’elle retranscrit sur un imposant panneau peint. Chaque équipe s’engage ensuite à faire transiter ce panneau dans l’espace public4.
En contraste avec les réalités de terrain ainsi rendues visibles, les citations écrivent en quelque sorte cet écart. L’œuvre replace les diverses préoccupations individuelles au cœur des principes garantis par la Charte, sensibilise la société civile à leur application effective parfois déficiente et milite pour une certaine imputabilité des autorités publiques face à cette situation.
Au fil de leurs actions respectives, les équipes ont retenu des articles touchant à plusieurs droits individuels garantis par la Charte, notamment aux droits à la dignité, à l’égalité selon le genre, à la liberté de conscience, au respect de la vie privée ou du domicile, ainsi qu’aux droits des travailleurs et ceux de groupes minoritaires. Écrits de manière à en ralentir la lecture, les extraits, ou les langues dans lesquelles ils se déclinent – choisis judicieusement en fonction de parcours dans l’espace public –, appuient dans ce transit des contradictions quant au respect de l’esprit de la loi dans le fonctionnement de la société civile ou dans l’action gouvernementale. En contraste avec les réalités de terrain ainsi rendues visibles, les citations écrivent en quelque sorte cet écart. L’œuvre replace les diverses préoccupations individuelles au cœur des principes garantis par la Charte, sensibilise la société civile à leur application effective parfois déficiente et milite pour une certaine imputabilité des autorités publiques face à cette situation.
La vulnérabilité individuelle est un élément d’importance dans les œuvres de l’artiste, et une trame de fond à son emploi de textes publics lors de ses actions. Alors qu’elle vit un deuil dans l’isolement créé par la pandémie de COVID-19, spencer se replie sur elle-même avec walkin’ with cohen – lyrics from song (2020). Dans une vidéo relayée sur YouTube, elle s’engage dans un monologue intérieur avec un proche disparu, alors qu’elle déambule en femme-sandwich, arborant les paroles de Everybody Knows de Leonard Cohen, devant une murale rendant hommage au chanteur au centre-ville de Montréal. Dans la foulée des chantres du désarroi humain que sont Cohen et sa collaboratrice-parolière Sharon Robinson, elle offre le je peut-être le plus intime de ce nous, au cœur de la vulnérabilité que son travail présente comme le ressort d’échanges potentiels ; le point de départ et la mesure de toute chose dans l’espace social, que son écriture et ses retranscriptions s’évertuent à finement cartographier.
1 Pendant un an, spencer déambule régulièrement dans la rue arborant un de ses rêves, retranscrit à la main sur des résidus de carton, parfois littéralement cachée derrière ceux-ci. Cette œuvre a été exposée au centre d’artistes Le LOBE de Saguenay en 2006, à DARE-DARE, lors de l’État d’urgence de l’ATSA à Montréal et à la White Water Gallery de North Bay (Ontario), en 2007.
2 Au printemps et à l’automne 2012 et 2013, l’artiste se rend régulièrement au square Cabot, s’assoit sur un banc et assiste à l’activité qui s’y déroule, dont elle rend compte sur son blogue. Voir https://sittinwith.wordpress.com (consulté en janvier 2022).
3 Réalisé en 2012 et 2013, lors d’une résidence à l’International Studio & Curatorial Program (ISCP) de New York, le projet se déploie en de multiples facettes décrites sur le blogue : https://heymikehey.wordpress.com (consulté en janvier 2022) et très bien analysées dans : Daniel Fiset, « Textualiser l’espace, spatialiser le discours / Textualizing Space, Spatializing Discourse / Hey! Mike de Karen Elaine Spencer », Ciel variable, n° 95 (2013), p. 33-39.
4 Très bien documenté sur le blogue de l’artiste, le projet amorcé en 2017 sera complété sous peu par une dernière itération. Voir https://likewritingwithwater.wordpress.com/2019/07/01/movin-the-charter/?blogsub= subscribed#subscribe-blog (consulté en janvier 2022).