Traduire en images : enjeux de la lecture et du texte dans l’œuvre de Cindy Dumais
Véritables moteurs d’une pratique où le langage occupe une place centrale, les possibilités de rencontres entre la lecture, l’écriture et les arts visuels mènent souvent les artistes à collaborer directement avec des autrices et des auteurs. C’est le cas de Cindy Dumais, pour qui le texte est omniprésent dans les œuvres et apparaît sur une variété de supports. Dans les dernières années, il réfère plus précisément au livre ou à la page, mettant ainsi en évidence son rapport particulier avec la lecture.
Si, dans les 5 Dialogues (2016-2019), Dumais explore la relation du lecteur au texte par le truchement du livre, la série des Entretiens (2019-) a pour prémisse d’approcher des écrivaines et des écrivains qui lui donnent accès aux premières versions d’une de leurs œuvres. Il existe deux expositions ou « chapitres » présentés à ce jour, réalisés avec la collaboration du duo composé de Stéfanie Tremblay et de Paul Kawczak (premier chapitre) et de Larry Tremblay (deuxième chapitre). À partir des pages qu’ils offrent à Dumais se développent des corpus visant à « traduire » l’écriture en arts visuels, une expression qu’elle utilise pour décrire sa pratique.
Traduire, c’est transposer ce qui est dit d’un langage à un autre avec la même force ; c’est la recherche d’une équivalence de sens entre la forme d’origine et celle de sa destination. Cette ambition parcourt le travail de l’artiste, où se tissent des adéquations entre la pensée et le texte, entre l’écriture et l’œuvre visuelle, entre l’univers narratif de la littérature et celui de l’exposition.
ENTRE LE TEXTE, LA PENSÉE ET L’ŒUVRE
La traduction entre les différentes formes artistiques suppose que l’artiste réfléchisse aux mécanismes d’acquisition des connaissances, ce passage intangible par lequel le texte informe la pensée. Chez Dumais, cela s’incarne dans une série d’œuvres où la lecture constitue l’objet de l’investigation artistique. Si l’on pouvait croire que lire est une activité à la fois solitaire et passive, l’artiste considère plutôt qu’une conversation se développe dans l’aller-retour entre le texte et son destinataire. Ainsi, les œuvres des 5 Dialogues, amorcées en amont des Entretiens – j’ai d’ailleurs pu contribuer à leur mise en exposition en 20191 – visent à rendre visible la formation du discours intérieur de Dumais en réponse aux textes d’autrui ; des écrivaines et écrivains, des théoriciennes et théoriciens, des philosophes.
Les textes, cités par des extraits ou des reproductions de pages, ouvrent une fenêtre sur la praxis ; ils nous informent sur la vision qu’a l’artiste de sa démarche de création et du cadre idéologique qui la nourrit. C’est en quelque sorte comme si nous voyions l’œuvre et le processus en même temps, dans un même objet autoréférentiel. Ainsi, les annotations et notes manuscrites qui criblent ses ouvrages fétiches, réifiées dans les œuvres, sont les signes d’une expérience intellectuelle autrement incommunicable.
La mise en exposition du travail de Dumais possède une aura d’érudition qui rappelle les procédés de l’art conceptuel, appuyant son intérêt pour une forme d’épistémologie, ou pour le processus par lequel les idées pures adviennent, sans intermédiaire ni médiation. La même immédiateté se retrouve dans les carnets qu’elle a sollicités des autrices et auteurs pour entamer les Entretiens. Sorte de brouillons plus ou moins aboutis, ils semblent plus intéressants comme matières premières que les œuvres finales, car ils rendent compte de la pensée in praesenti. Pour Dumais, cela paraît souvent contingent au texte manuscrit : en exposition, elle l’incarne par une citation de Clarice Lispector qui s’ajoute au corpus des Entretiens, chapitre 2 (Keep in Touch). Reproduite au mur, la citation reprend avec exactitude la main d’écriture de l’autrice brésilienne afin de témoigner du passage de l’informe (l’idée) à la forme (le texte). Dans la même exposition, les fac-similés d’une double page du carnet de Larry Tremblay montrent aussi une urgence dans les emphases et les ratures du premier jet qui a mené à la création de la pièce The Dragonfly of Chicoutimi (1995). Le fait que Tremblay ait décidé d’offrir une œuvre dramaturgique ouvre une voie intéressante dans l’exercice de la traduction du langage textuel vers le langage visuel auquel Dumais se prête. Ce choix introduit un texte qui semble appeler des interprètes, ce que l’artiste accepte dans la foulée d’une démarche collaborative déjà amorcée.
LA SCÉNOGRAPHIE COMME TEXTE
Parfois, dans l’exercice de transposer un texte en une exposition, survient la nécessité d’engager la scénographie pour faire ressortir l’intermédialité de la collaboration. Dans le premier chapitre des Entretiens (2020), Dumais propose à Stéfanie Tremblay et Paul Kawczak, tous deux artistes et autrice/auteur, d’interpréter les personnages d’une de ses nouvelles, Vivianne Marion et Carl Alban. Car en plus de sa pratique en arts visuels (ou plutôt, en relation avec celle-ci), Dumais œuvre aussi dans la microédition et a publié à compte d’autrice de la poésie et des récits originaux2. Sa proposition produit un étonnant corpus où Tremblay et Kawczak donnent corps aux personnages dans des séances photos et des captations vidéo. À partir de ce matériel, dont sont tirées des images isolées, les effigies de Tremblay et Kawczak s’intègrent à des installations où le texte est assez peu présent. On constate que dans l’exercice de transposer le format de la nouvelle à celui de l’exposition, l’artiste a scénographié une narration en fragments à l’instar du texte d’origine morcelé et entrecoupé de pages presque vierges, en concevant une succession de stations d’œuvres où s’incarnent les éléments clés : le soleil (la lumière), la figure de l’autre (le masque), l’ambiguïté des identités et de la construction de soi (les images d’apparitions ou de disparitions).
Bien que théâtrales dans leurs mises en scène, les œuvres réalisées en collaboration avec Tremblay et Kawczak ne réfèrent pas proprement au théâtre, car une nouvelle n’est bien sûr pas une pièce. Les aspects performatifs et sonores du texte parlé sont plutôt convoqués dans le deuxième chapitre, où la rencontre de la dramaturgie et des arts visuels mène plus naturellement vers des œuvres vidéographiques. Le texte de Larry Tremblay s’incarne par exemple dans une vidéo de treize minutes (Keep in Touch, 2021), tournée dans la galerie, qui fait office de décor, puis projetée sur un écran pour la durée de l’exposition. L’actrice Josée Rivard y interprète une série d’actions performatives qui mettent en exergue la dissonance cognitive du texte d’origine, tout en explorant la solitude et une forme de désespoir engendrés par l’expectative de « garder le contact ».
En cooptant les codes du théâtre dont l’éclairage, les costumes, le son, la direction d’acteur, les décors, voire même la captation vidéo qu’elle associe au « télé-théâtre », puis en y adjoignant la liberté formelle de la performance, Dumais en propose une interprétation qui répond à son langage plastique. Les thèmes de l’altérité, de la quête de sens, de l’absurdité de la vie, d’abord mis en mots par Larry Tremblay, trouvent leurs pendants dans un pan plus sauvage de sa pratique où la matérialité des œuvres convoque moins l’intellect qu’un ressenti viscéral.
Puisqu’elle a colligé plus d’une centaine de manuscrits en vue du développement du projet des Entretiens, nul doute que les prochains chapitres donneront lieu à des explorations tout aussi justes du langage, qu’il soit écrit, parlé ou représenté.
1 L’exposition 5 Dialogues a été présentée à Arprim, centre d’essai en art imprimé, du 5 septembre au 12 octobre 2019.
2 Les œuvres littéraires de Cindy Dumais – dont le recueil qui réunit Vivianne Marion et Carl Alban, 5 Dialogues et Le Pic de la Veuve (2020) – sont publiées par LaClignotante, sa maison d’édition.