Le vif et le lent, une histoire de matériaux

Ce qui fait matière – à penser ou à former – pour les artistes semble être un reflet tantôt immédiat, tantôt lointain de la transformation des modes de production et de consommation de la société. Dès que nous examinons l’histoire des œuvres et des expositions dans une perspective matérialiste de la technè, c’est-à-dire en regardant non seulement leur fabrication, mais aussi le contexte social qui les détermine, surgit alors une histoire partiale des matériaux. Ce que les artistes collectent sciemment ou non dans le but de matérialiser leurs œuvres constitue le récit souterrain de leur réalité immédiate. En priorisant l’emploi de matériaux neufs ou usagés, que pouvons-nous déceler des intentions artistiques ? Quelle temporalité est convoquée lorsque les artistes font appel à des matériaux porteurs d’histoire ? Par quelles fictions concevons-nous la valeur des objets qui nous entourent ? L’exposition collaborative États fluides : entre la dureté du faire et la délicatesse des fards à joues de Maude Arès et Massimo Guerrera, présentée à la Galerie B-312 à Montréal, du 20 janvier au 12 mars 2022, se donne à voir comme une réponse sensible à ces questionnements.
Nous entrons dans l’exposition par une ouverture, non pas celle de la porte qui s’ouvre au public, mais celle symbolique d’une poubelle ; ce récipient incarnant le désir inavouable de la disparition sans conséquence de nos résidus. Ce n’est pas tant que l’installation que nous proposent Arès et Guerrera frôle l’abject, mais plutôt qu’elle mette de l’avant des matériaux extraits de leur statut autrement définitif de déchets. Au sol ou déposés sur des modules bas : sangles, végétaux, ficelles, éclats de ferraille, pépins de citron, chaussettes, contenants de poudres ou de liquides. En équilibre contre une tablette : tiges, balais et pinceaux rudimentaires coiffés d’étoffes, d’éponges ou de poils. La tentative de nommer certains des matériaux réunis se heurte à l’abondance de ceux-ci, autant en nombre qu’en variétés d’échelles. Ces objets, bien que de nature hétérogène, ont des origines similaires et des trajectoires de vie communes. L’ensemble d’éléments, récolté par les artistes par voie de collecte, provient de lieux habituellement limités à la circulation : friches de secteurs industriels, chemins de fer, terrains commerciaux. Ces espaces, qui semblent continuellement suspendus, sont néanmoins forgés par l’action humaine, impliquant des gestes ou des déplacements de temporalités différentes. Ce processus de sélection mena les artistes à la rencontre des restants du campement Notre Dame, détruit un matin de décembre 2020 puis refoulé en un tas compact quelques centaines de mètres plus loin. Accroché à la branche d’un arbre, un bas de nylon contenant un sabot d’animal, une camisole, des bouts de bois. Comment se comporter face à des matériaux chargés d’autant d’affects, d’autant d’histoire ?
Dans son essai sur les passages parisiens initié en 1927 puis repris en 1934, Walter Benjamin se pencha sur la figure du chiffonnier (Lumpensammler) en tant qu’agent actif de l’histoire sociale, de ses excès et de ses privations. Ce chiffonnier, dont le rôle est transformé par l’industrialisation et le capitalisme de consommation1, agit d’une façon analogue au travail de l’archiviste, car il « collectionne, organise et catalogue la montagne grandissante des objets superflus produits par une société obsédée par le culte du nouveau2 ». Parcourant les rues afin de rassembler des déchets qui pourraient être réemployés intégralement ou en partie, le chiffonnier incarnait pour Benjamin la figure d’un témoin de l’anti-histoire ; anti-histoire au sens où les récits de la société peuvent être construits de manière matérialiste, soit par une pratique performative fondée sur le rassemblement et la juxtaposition de ces éléments jugés indésirables. Dans l’exposition d’Arès et Guerrera, l’usage de matériaux abandonnés convoque certainement une lecture semblable où il nous est donné de ressentir simultanément tous les récits qu’ils portent en eux. Encore, le respect dont les artistes témoignent envers des matériaux dépréciés renforce l’idée que ce qui existe en hors-champ de l’histoire nécessite que l’on s’y attarde. Inspiré par le marxisme, Benjamin cherchait à faire émerger « une constellation d’éveils3 » qui n’était possible que par la révélation de ce qui avait été refoulé en marge de la société. De même, il voyait comment l’archivage radical du chiffonnier formulait non seulement un contrepoids à la mémoire culturelle, mais ouvrait aussi au démantèlement d’un récit maître de l’histoire.

Similairement, nous trouverons une proposition de révision matérialiste de nos grands récits chez Ursula K. Le Guin, notamment dans The Carrier Bag Theory of Fiction publié pour la première fois en 1986. Dans ce texte, Le Guin conteste l’idée que la pointe de lance fut le premier outil de l’humanité et propose qu’il s’agît plutôt du réceptacle. Les sacs en fibres végétales ou en cheveux, les pots en argile, les coquillages ou les calebasses racontent comment les premiers humains commencèrent à rassembler de la nourriture que leurs mains ou leurs estomacs ne pouvaient contenir4. Le réceptacle souligne également une conception primitive du temps ; mettre en commun pour un usage futur. Avec Maude Arès et Massimo Guerrera, la temporalité de la création est soulignée par les divers états des propositions sculpturales : brisées et réparées, sèches, humides, dures ou molles. La réparation n’est-elle pas une intervention volontaire en vue de maintenir quelque chose dans la durée ? Une forme de résistance à la dégradation de toute chose, ne serait-ce que momentanément ? Le « sac de transport » de Le Guin, en addition d’une réflexion sur les modes d’existence des premiers humains, est une critique de la narration historique qui aurait favorisé la vitesse de la lame plutôt que la lenteur du panier. Contrairement à la lance – qui suit une trajectoire directe vers une cible, à l’image de l’histoire de l’humanité que nous sommes venus à penser de manière linéaire –, le sac offre l’allégorie d’un fouillis où chaque chose est enchevêtrée dans la suivante. En rejetant le mythe du héros conquérant la nature hostile par la violence, Le Guin souligne comment la cueillette offre une perspective narrative favorisant de multiples protagonistes d’importance équivalente. Dans le contexte de l’exposition d’Arès et Guerrera, la théorie de Le Guin fait saillir deux aspects. L’un, substantiel, alors que la forme du récipient est récurrente ; ici, une masse d’argile trempant dans quelques centimètres d’huile de lin, et là, une bassine émaillée remplie d’un liquide pigmenté. L’autre, idéel, puisque la réunion d’objets épars est à l’image de la rencontre entre les pratiques respectives des artistes ; une collaboration généreuse et attentive.
Au contact de l’exposition de Maude Arès et de Massimo Guerrera, nous faisons l’expérience de la création en tant qu’état d’attention aux choses qui nous entourent et, par extension, aux effets que celles-ci génèrent en nous. Une attitude qui se traduit notamment dans les sculptures dites « fluides » que les artistes produiront lors de multiples performances en galerie. En recentrant le soin, la curiosité et l’amusement dans notre rapport aux objets, il nous est offert de repenser l’importance que nous accordons au monde matériel, mais aussi à ses temporalités. Car tourner le regard vers le présent, et tenter d’en cerner l’expérience avec ses défauts et ses défis, semble plus que jamais manifestement nécessaire. « Inutile de remonter après vers le paradis ancien ou de courir vers le futur : l’un est inaccessible, l’autre irréalisable. Ce qui importe en revanche, c’est d’intérioriser la nostalgie ou l’attente, nécessairement frustrées lorsqu’elles se tournent au-dehors, et de les contraindre à déceler, ou à créer en nous le bonheur que respectivement nous regrettons ou nous escomptons5. »
1. Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle.
Le livre des passages (Paris : Cerf, 1939/1989), p. 67.
2. Frederik Le Roy, « Ragpickers and leftover performances », Performance Research, vol. 22, no 8, 2017, p. 129.
3. Ibid.
4. Ursula K. Le Guin, The carrier bag theory of fiction (Londres : Ignota Books, 2019 [1986]), p. 43.
5. Emil Cioran, Histoire et utopie (Paris : Gallimard, 1960), p. 147.