Née d’un père géologue, j’ai eu une enfance bercée par le vocabulaire scientifique propre à son domaine. Les mots roches ignéesmétamorphiques ou sédimentaires incarnent à mes yeux le noyau dur de mon père, sa fascination pour une matière apparemment inerte et sa conscience singulière de la durée. Toujours habitée par cet univers, je me penche ici sur des œuvres de Diane Borsato et Mat Chivers, deux artistes qui soulignent les rapports complexes que l’on entretient, collectivement et individuellement, avec la matière minérale, un matériau toujours assez couramment utilisé en art. Par ce biais, leurs approches respectives critiquent les activités extractives qui fondent le système économique actuel.

Au Québec et au Canada, le secteur minier entretient des rapports étroits avec les milieux artistiques, notamment à cause de mécènes y ayant fait fortune, et qui ont contribué à financer la mission de plusieurs institutions. Pierre Lassonde est le plus connu de ces mécènes au Québec, notamment en raison de sa contribution au récent pavillon du Musée national des beaux arts du Québec qui porte son nom. Ces relations philanthropiques soutiennent le milieu culturel à plusieurs niveaux et complexifient les rapports d’interdépendance existant entre l’industrie et la culture. Par exemple, la présentation des collections du Musée royal de l’Ontario (ROM), que commente l’artiste canadienne Diane Borsato dans la vidéo analysée plus bas, est commanditée par les compagnies minières Vale Inco et Barrick Gold. Cette dernière, qui s’investit aussi dans l’action éducative du ROM depuis plusieurs décennies, a cependant logé une poursuite contre Écosociété, l’éditeur de Noir Canada d’Alain Deneault1, dans lequel le philosophe dénonçait les activités des minières canadiennes en Afrique. Ce différend s’est soldé par un règlement à l’amiable qui a arrêté la publication de l’ouvrage après sa sortie.

En contrepoids aux discours les plus courants, faisant de la matière minérale une richesse à exploiter en tant que minerai ou que pierre précieuse, Diane Borsato se fait le porte-voix de perspectives autres. Dans la vidéo Gems and Minerals (2018)2, quatre interprètes3 livrent devant la caméra une visite guidée inusitée des riches collections du ROM, parmi les plus importantes au monde. En lien avec les spécimens présentés, leurs performances expressives en langue des signes américaine décrivent différents enjeux tant économiques que culturels, traduits en sous-titres : la convoitise des états de différentes époques pour les minéraux, leur usage comme pigments et leur valeur symbolique, les aspects controversés de l’exploitation minière, notamment la violence et la répression, la contamination de l’environnement, l’évasion fiscale, ou la corruption et la fraude associées à ce secteur d’activité. S’ajoutent des chorégraphies mimant des anecdotes de fétichismes et de fascinations farfelus en lien avec certaines pierres précieuses ou semi-précieuses. D’abord perçue comme inerte, la matière minérale apparaît alors intrinsèquement liée à la vie humaine, par les croyances, l’histoire et la culture, ainsi qu’en raison de son impact déterminant, souvent dévastateur, sur les sociétés.

Vue de l’exposition Migrations de Mat Chivers (2018) ; Musée d’art de Joliette ; Photo : Paul Litherland

L’artiste britannique Mat Chivers s’intéresse aussi à la géologie historique et à l’histoire de l’utilisation des minéraux. Son installation Migration (2018)4 dresse une archéologie des interactions humaines avec la matière terrestre, remontant à sa manipulation directe en tant qu’argile, en passant par son extraction mécanique sous forme de roches. Sur une imposante plateforme se déploient 1 480 sculptures faites par autant de personnes ayant chacune imprimé leur main dans une glaise récoltée dans les environs du mont Saint-Hilaire. Ce résidu de sédimentation remonte à la présence de la mer de Champlain, qui recouvrait la vallée du Saint-Laurent il y a plus de 10 000 ans. À l’autre extrémité du dispositif de présentation trône une forme agrandie de ces poignées de terre, générée par une intelligence artificielle, conçue spécifiquement pour le projet et programmée pour réagir aux informations de chacune et créer une nouvelle forme sur la base de ses propres apprentissages. Cette sculpture a été partiellement réalisée dans un morceau d’impactite de Cap-aux-Oies. Cette roche métamorphique, issue de la chute d’une météorite il y a 450 000 000 d’années, a été excavée mécaniquement et taillée numé­riquement. L’œuvre dans son ensemble fait allusion à 200 000 années d’évolution, depuis un premier contact de l’humain avec des matériaux primaires, jusqu’aux technologies qui pourraient bientôt le dépasser en termes d’intelligence.

Mat Chivers lie ici dans un tout fluide la géologie historique, les moyens mis en œuvre pour cueillir et trans­former les matières minérales, de même que l’évo­lution des techniques en lien avec l’histoire des civilisations. L’humain et la matière première ainsi que leurs interactions réciproques se révèlent comme autant d’acteurs d’histoires transmises. En cela, Mat Chivers et Diane Borsato arrivent au même constat que l’écrivain et économiste Felwine Sarr : « Le monde que nous avons construit et que nous continuons de créer est le résultat de multiples relations : interhumaines, interétatiques, avec la matière, avec le vivant et le cosmos5. »

Diane Borsato, Geology Tour of the Rock Shops (2018) ; Performance ; Banff ; Courtoisie de l’artiste

À une autre échelle – des dessins au fusain de la série Where Do I End and You Begin (2018-, en cours) –, Chivers s’astreint à une discipline de création qui appuie cette perspective d’interdépendance. Sous forme de diptyques, les dessins donnent à voir les profils gauches et droits, face à face, de trois espèces d’oiseaux migrateurs nichant au Québec6, ainsi que d’autres représentant les deux hémisphères de son cerveau. Il dessine d’abord de la main droite, et reproduit le résultat de la main gauche alors qu’il est droitier. Pour réussir cette prouesse ambidextre, il s’impose une discipline stricte qui active et développe les zones cérébrales requises de son cerveau, reconnaissant ainsi sa plasticité et sa nature en tant que matière. Ce geste délibéré de Chivers atteste à une échelle intime que les procédés et les matériaux que l’on emploie au quotidien, et qui changent au fil du temps, impactent le corps et la conscience. La référence à la migration des oiseaux renvoie à une mobilité planétaire entre les hémisphères nord et sud, à laquelle répondent en écho les échanges entre les lobes droit et gauche du cerveau que force la performance ambidextre de l’artiste. Chivers donne ainsi à son geste une portée holistique, et en fait un microcosme des rapports entre l’humain et la planète qui l’accueille.

Chez Diane Borsato, la matière minérale est utilisée pour tisser un réseau de relations inusitées. Depuis dix ans, elle dirige avec Amish Morrell un projet ancré dans des activités singulières d’observation de la nature en groupe qu’elle nomme Outdoor School. Dans la foulée de celui-ci, elle a organisé, lors d’une résidence au Centre des arts de Banff7, une visite géologique éclectique pour examiner les blocs erratiques glaciaires du site, les roches vendues comme souvenirs dans des boutiques spécialisées et la pierre de comptoir utilisée en aménagement intérieur, offerte par les fournisseurs de la région. Calquée sur le déroulement d’activités de naturalistes amateurs, Geology Tour in the Rock Shops (2018) s’avère un exercice de pédagogie sensorielle, qui encourage l’échange entre des participants d’horizons différents, au sujet de leurs expériences sensuelles et affectives réciproques. En sous-texte, l’activité dresse aussi un portrait des relations complexes que l’humain entretient au quotidien avec le minéral, à travers des situations allant de l’achat de souvenirs à la consommation de matières premières, qui relèvent toutes deux aussi de diverses dynamiques de marché. Alors qu’en art la matière est conçue souvent comme un matériau soumis à la volonté ou à la maîtrise créatrice de l’artiste, les démarches de Mat Chivers et de Diane Borsato en dégagent plutôt une complexité dont on ne peut s’abstraire et nous invitent à assumer nos rapports de dépendance réciproque à celle-ci. Compte tenu de la charge affective que la pierre a toujours eue pour moi en contexte familial, ce questionnement trouve chez moi un écho singulier.

1. Alain Deneault, avec Delphine Abadie et William Sacher, Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Montréal : Écosociété 2008).

2. Cette vidéo a été réalisée avec la collaboration du Musée royal de l’Ontario de Toronto, une institution dont les collections géologiques étaient très appréciées de mon père, tout comme celle du Musée Redpath de Montréal, où je l’ai souvent accompagné.

3. Lukas Malkowski, Ralista Rodriguez, Valerie Calam et Sage Lovell.

4. Cette œuvre faisait partie de Migrations, une exposition d’Anne Marie St-Jean Aubre et Jean-François Bélisle, présentée au Musée d’art de Joliette en 2018-2019 et à Arsenal art contemporain de Montréal en 2020. 

5. Felwine Sarr, Habiter le monde. Essai de politique relationnelle (Montréal : Mémoire d’encrier, collection Cadastres, 2020), p. 20.

6. L’hirondelle rustique, la pie grièche migratrice et le colibri à gorge rubis. Cette dernière espèce constitue la seule des trois dont la population est bien-portante.

7. Amish Morrell et Diane Borsato (éd.), Outdoor School. Contemporary Environnemental Art (Vancouver : Douglas & McIntyre, 2021).