Pour plusieurs artistes, le choix et l’approvisionnement en matières premières constituent des enjeux fondamentaux lorsqu’il est question de l’impact de leurs créations sur l’environnement. Certaines utilisent des ressources existantes pour prolonger le cycle de vie des matériaux et donner un nouveau sens à la matière choisie. En adoptant le principe du surcyclage, les artistes développent des approches cohérentes avec leurs valeurs environnementales.

Le surcyclage – upcycling en anglais – signifie littéralement « recycler vers le haut », c’est-à-dire récupérer des matériaux ou des produits dont on ne se sert plus pour créer des objets ou des produits de qualité supérieure. Ils ont inévitablement une valeur ajoutée et leur nouvelle fonction est souvent très loin de la première. Le terme est utilisé pour la première fois au milieu des années 1990 par Reiner Pilz, un ancien ingénieur reconverti en architecte d’intérieur qui opposait le recyclage traditionnel – aussi appelé « décyclage » – au surcyclage, pour rendre compte des bénéfices de ce dernier, qui fait gagner de la valeur aux objets au lieu de leur en faire perdre. Le terme a ensuite été repris par William McDonough et Michael Braungart dans le livre Cradle to Cradle: Remaking the Way We Make Things, paru en 2002, proposant des solutions concrètes pour faire des déchets d’aujourd’hui des ressources pour demain avec un modèle basé sur l’idée d’un compostage de tous les objets.

Au Québec, il existe une structure inspirante, les Cercles de Fermières, fondés en 1915, qui veille entre autres à réutiliser les matériaux domestiques pour d’autres applications. Avec leur mission de préservation et de transmission du patrimoine culturel et artisanal, les membres des Cercles utilisent depuis longtemps le concept de récupération utilitaire de déchets. La récupération de draps usés pour réaliser des catalognes ou encore la taille des sacs à pain pour tisser et coudre des sacs réutilisables pouvant servir aux commissions en sont de bons exemples.

Jacques Bodart, lampe sirop d’érable (2020) ; Photo : Clément Bodart ; © ADAGP, Paris / SOCAN, Montréal (2022) ; Courtoisie de l’artiste

Le manque peut faire en sorte de donner une valeur à tout. Les dépenses associées à l’augmentation du coût des matériaux et l’accumulation de déchets stimulent indéniablement la créativité. Il existe une diversité de pratiques artistiques qui élèvent le déchet au statut de matières premières dans la réalisation d’œuvres d’art. D’ailleurs, plusieurs artistes positionnent ces matières au cœur de leur démarche.

Établie à Deschambault-Grondines dans Portneuf, la sculptrice et artiste multidisciplinaire Carole Baillargeon a choisi un mode de vie s’approchant de l’autosuffisance. Pour créer, elle a besoin de temps, d’un lieu, et d’un environnement – naturel ou humain – qui lui fournit des matériaux ou occasionne des rencontres. Cette artiste vit à la campagne, entourée d’arbres et de plantes, ce qui lui permet d’explorer le pouvoir tinctorial des ressources situées à proximité ; elle fait donc de la teinture naturelle pour colorer des fils de soie et s’en sert dans la confection de ses broderies. Selon elle, « toutes les matières ont une valeur1 ».

Inspirée par son patrimoine familial, Baillargeon privilégie la collecte communautaire pour créer ses œuvres installatives. De nature solitaire, elle choisit d’aller à la rencontre des gens et les invite à participer en quelque sorte à ses projets artistiques. Son installation Automne, Paysages -Vêtements (2000-2016) est une courtepointe géante composée d’une multitude de jeans agencés pour créer une vue aérienne de champs cultivés. Cette installation témoigne du labeur et de l’expérience humaine de celles et ceux qui ont porté ces habits. « Ce qui m’émeut quand je vois la courtepointe rassemblée, c’est que l’on voit toutes les traces de genoux, l’usure concentrée au même endroit », relate l’artiste. La matière choisie est porteuse de sens et évoque une histoire. Grâce à son expérience en scénographie, Baillargeon propose des installations touchantes et invite les gens à se mettre en mouvement. Pour elle, l’approche artistique du surcyclage permet de faire valoir une certaine continuité avec la tradition dans un discours libre, mais tout en changeant la fonction de la matière.

Chez Josette Villeneuve, artiste visuelle de Shawinigan, le surcyclage touche d’autres types de matériaux tels des boîtes de carton, des étiquettes de vêtements ou encore des jeux Mega Bloks pour enfants. Elle s’intéresse à leur provenance, éprouve rapidement un vif attachement envers eux et enclenche un processus d’accumulation.

Son œuvre Un monde à raccommoder (2005) est un assemblage d’étiquettes de vêtements qui présente une carte du monde dont l’intention, selon l’artiste, est de « provoquer une réflexion sur les déplacements géopolitiques qui remettent en question les rapports identitaires, les échanges socioéconomiques ». Villeneuve précise que « chaque fragment collecté et rassemblé porte en lui-même la marque d’un lieu, d’un travail,
d’un savoir-faire ». Le choix de la matière « étiquette » oriente directement sa création. L’aspect esthétique capte d’abord son intérêt ; ensuite, elle découvre un second niveau de lecture qui réfère à la surconsommation, à la mondialisation, au pouvoir de la mode et à la culture de la marque. L’intention de l’artiste est de détourner la fonction première des étiquettes et de magnifier leur potentiel poétique, chimérique et esthétique pour tenter d’ouvrir et d’élargir les perceptions. Son processus de cueillette mène souvent à l’excès, comme une obsession de rechercher, de trouver et de sélectionner qui peut s’étendre sur une longue période. Les étiquettes sont épinglées et positionnées dans un ordonnancement chromatique de sorte à créer la silhouette du monde avec ses imperfections. Les gestes répétés de découture et de réorganisation créent une œuvre qui met en valeur ces éléments du quotidien que l’on ne remarque plus.

Carole Baillargeon, Automne, Paysages-Vêtements (2000-2016), jeans récupérés et tissu pour doublure, fil, couture à la machine, mousquetons, bandes de nylon 10 m x 12 m ; Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul ; Photo : Denis Baribault

Pour l’artiste verrier, modeleur et mouleur Jacques Bodart, l’approche du surcyclage est non seulement une réaction face au gaspillage, mais un leitmotiv de la création artistique. Elle se traduit par des recherches soutenues sur la transformation du verre de récupération. Né en Belgique, Bodart a œuvré dans le secteur du design industriel pendant plusieurs années pour ensuite entreprendre des études en moulage de matériaux composites, appliqué tant aux arts, à l’aviation qu’à la batellerie. Installé à Saint-André-de-Kamouraska, il s’emploie depuis plusieurs années à développer de nouvelles techniques de travail afin de détourner ces débordements de matières premières vouées aux sites d’enfouissement. Chaque matière a ses contraintes et le verre possède son lot de complexité. Le verre est constitué principalement de silicates (sables) et de fondants (chaux, postasse, etc.). Il n’est pas possible de fondre différents types de verre ensemble, car les composantes de chacun sont variées et ne sont pas automatiquement compatibles. Pour obtenir des résultats concluants tels qu’une belle transparence et une stabilité moléculaire, considérant qu’un verre instable peut éclater, les caractéristiques physiques des divers types de verre transformé doivent être les mêmes. Lorsque l’on achète du verre neuf, le fabricant fournit généralement la fiche technique de son produit pour que l’artiste verrier puisse le travailler adéquatement.

Il faut donc apprendre à maîtriser la matière qui est présente et disponible. Selon Bodart, le fait que certaines fonderies aient des difficultés d’approvisionnement de sable de qualité et que l’on envoie d’énormes quantités de verre au dépotoir manque manifestement de cohérence. Par son utilisation de très petits volumes, il considère qu’il a la responsabilité d’enseigner, d’agir comme catalyseur et d’initiateur de réflexions. Il développe des solutions pour produire des œuvres en verre de récu­pération et, aujourd’hui, il n’achète plus aucune matière neuve pour créer.

Au fil de son parcours, Bodart a fait la rencontre de l’équipe de la Société d’aide au développement de la collectivité du Kamouraska, dédiée à l’économie circulaire qui fait la promotion de la symbiose industrielle dans la région bas-laurentienne. La symbiose est un réseau d’entreprises maillées par des échanges de matières, d’énergie et de ressources. Le principe est de leur donner une nouvelle vie pour que les déchets des uns deviennent utilitaires à d’autres. Dans les œuvres de Bodart, ce sont surtout des carreaux de fenêtres et d’anciens contenants tels que des éprouvettes de laboratoire ou des pots de sirop d’érable qui sont revalorisés. En tant qu’artiste et chercheur, il perçoit les contraintes de la matière récu­pérée comme des défis techniques et considère que de transmettre son savoir aux générations suivantes est la plus belle trace qu’il puisse laisser.

Dans un mode de production industrielle, ces artistes choisissent de faire autrement, que ce soit en dévelop­pant leur autonomie, en accordant une attention particulière à l’empreinte écologique des matériaux employés ou encore en honorant le savoir-faire technique pour les trans­former. Le contexte pandémique a entraîné le manque et la rareté de certains matériaux. Ces nouvelles réalités, qui appuient l’approche du surcyclage en création, invitent à repenser nos habitudes de consommation et à considérer différentes avenues. Le développement de pratiques artistiques responsables répond au besoin de conserver, d’entretenir et de protéger l’environnement.

1 Toutes les citations de ce texte sont extraites d’entretiens avec les artistes réalisés au courant de l’été 2022.