Depuis 2008, Andrée-Anne Dupuis Bourret aiguise notre sensibilité au vivant grâce à des installations évolutives, composées de milliers de modules de papiers sérigraphiés. Entre 2016 et 2019, Dupuis Bourret a exposé cinq de ces installations (à Montréal, à Rimouski et à Trois-Rivières) sous le titre La machine paysage. Au printemps dernier, elle installe cette fois un jardin-vivier dans son atelier, à grand renfort de plants, de terreau et d’une multitude de pots. Quand l’idée lui est venue, c’était sous la forme d’une expérimentation à documenter sur son blogue de recherche, Le cahier virtuel. Cette artiste visuelle se demande alors comment habiter son espace à soi, devenu si précieux en temps de confinement(1). Qu’est-ce qu’habiter sinon prendre le temps de vivre ? De développer son propre récit ? Au-delà de ces questionnements, lorsqu’on met en regard ses paysages machinés et son jardin dans l’atelier, il apparaît nettement que Dupuis Bourret arrime la question du paysage à celle du territoire, nous permettant de mieux penser notre lien au vivant.

L’EXPÉRIENCE DU JARDIN

Pour son jardin dans l’atelier, Dupuis Bourret ne plie pas des modules, elle a les mains dans la terre. Ses semis s’enracinent, les plants poussent dans leurs pots individuels. Une telle démarche prolonge l’exploration de zones ateliers présentes dans son œuvre. Celles-ci peuvent prendre place au cœur d’un « étang » gigantesque de modules (La chambre matricielle, 2012), voire être intégrées à un espace aux allures de laboratoire (Travaux pratiques, 2018 et 2019)2. Toutefois, la connexion entre atelier et vivant est plus étroite avec La machine paysage. Parce qu’elle agence ses éléments vivants comme autant de modules, Dupuis Bourret demeure une artiste avant tout, et elle range ses pots sur des étagères à roulettes afin de pouvoir les transporter, à l’instar de ses paysages machinés. La version de 2017 est celle qui, selon nous, anticipe le plus le jardin dans l’atelier. Installés dans un espace qui fait office de boîte noire, les éléments qui composent cette installation sont alignés sur des étagères ; ils évoquent des plants gorgés de chlorophylle, et chacun est libre de reconstruire mentalement tout un potager. Pour Dupuis Bourret, ces mises en relation produisent des récits matériels3. Elle ne s’y attendait pas forcément lorsqu’elle a pensé La machine paysage, mais à partir de là elle a décidé d’explorer cette direction. Le paysage au sens de peinture – c’est-à-dire son sens originel – s’éloigne d’autant : non point figé, le voilà sans cesse en construction. Il s’annonce comme un « décor » qui représente le vivant, et il affiche en même temps son envers. L’artiste elle même habite cette portion de pays qu’elle expose. Ainsi y a-t-il hésitation permanente entre le résultat et le processus, tremblement, mouvement. Tout paysage semble illusoire, affirme La machine paysage. Tout nous ramène au territoire, et l’art, s’il s’écarte du réel, est sans cesse happé par lui.

En dépit de leur artificialité, les tranches de paysage de Dupuis Bourret n’en rejoignent pas moins le vivant.

PAYSAGE ET TERRITOIRE

À l’instar des installations qui l’ont précédée, La machine paysage est pensée et construite à partir de pliages de modules de papier qui, une fois agencés, prennent vie, acquièrent une forme d’autonomie et interagissent en fonction d’un plan préalable. Dupuis Bourret s’est ici directement inspirée des jardins hydroponiques, des fermes verticales, en plus des jeux vidéo, et cela se voit : tandis que des masses sombres suspendues au plafond évoquent tout autre chose que des nuages (La fabrication de l’espace, 2015) ou s’en rapprochent davantage (Proliférations, 2014-2016), avec La machine
paysage
, elles se colorent de bleu et s’hybrident pour former des nuages animaux. Ces derniers surplombent un jardin en construction dans ses versions de 2017 et de 2018-2019, à moins qu’ils ne fassent écran comme c’est le cas en 2016, pour délimiter des espaces vivants. À sa manière, Dupuis Bourret marche dans les traces de son père, qui fut paysagiste. Ses paysages, en revanche, ne veulent pas se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas. Ils ne miment pas le réel, ils le suggèrent.

Loin de l’inquiétant magma rouge et noir de la Chambre matricielle (2012-2015), les couleurs apaisantes de La machine paysage nous invitent au cœur d’un territoire aux allures de jardin virgilien – d’où un aspect franc dans la composition, presque sommaire, avec des couleurs fraîches et attractives. Cette installation n’est cependant pas un simple tableau à regarder, qui placerait le regard du spectateur devant une surface plane. En dépit de leur artificialité, les tranches de paysage de Dupuis Bourret n’en rejoignent pas moins le vivant. En effet, elles amorcent pour le public une expérience sensorielle – à la fois visuelle, tactile et même auditive –, ne serait-ce que par le bruit du ventilateur qui anime des éléments. On imagine des bosquets et des murmures. En somme, c’est tout un milieu champêtre qui nous est donné à vivre, et pas seulement à regarder de loin. Il nous rappelle qu’il faut l’entretenir, veiller sur lui… et sur nous. L’expérimentation du jardin-vivier de 2020 paraît donc s’inscrire comme un prolongement naturel des questions et des enjeux de La machine paysage. Celle-ci s’est transformée en cadre de vie. Peut-être est-ce contradictoire avec la vocation première du paysage, qui est d’être observé à distance, mais qu’importe, puisque l’art est là pour inquiéter les sens et perturber l’ordre établi.

Andrée-Anne Dupuis Bourret, La machine paysage (2018)
Papiers sérigraphiés et matériaux mixtes, dimensions variables
Caravansérail, Rimouski
Courtoisie de l’artiste

DU JARDIN À LA FORÊT, LE RÉCIT ASSUMÉ

Avec le jardin dans l’atelier, c’est comme si, en songeant à Oscar Wilde, la formule « la nature imite l’art » prenait tout son sens. Un sens éminemment poétique. D’ailleurs, ce qui frappe en parcourant les photographies du Cahier virtuel de l’artiste, c’est l’alliance d’un espace esthétique et géométrique par le classement par espèces, le travail sur la perspective, le rendu visuel d’une nature on ne peut plus vivante… L’image qui fixe un instant rappelle en quoi l’action de semer et de cultiver s’inscrit dans le temps et, par conséquent, ouvre sur une narration. Ce caractère évolutif et narratif fascine Dupuis Bourret au même titre que les fractales, et l’on ne sera pas surpris d’apprendre qu’elle présentera une « forêt de romarins » dans La maison étanche, au Centre d’exposition du Vieux Presbytère de Saint-Bruno-de-Montarville à l’automne 2022. Cette section n’est pas envisagée en tant que « paysage » machiné, mais bien en tant que « jardin», ainsi que nous l’a précisé l’artiste. Un jardin vivant, à n’en pas douter. Un jardin, comme les paysagistes savent les concevoir, eux qui transforment l’espace dans la durée sous l’action du vivant, et comme les artistes savent, eux, en rêver. Il fera partie d’une installation modulaire dont on peut se demander si elle sera évolutive, à l’instar de La machine paysage. Peut être. En tout cas, l’artiste n’a pas dit son dernier mot : celle-ci caresse l’idée de présenter une nouvelle facette de ce projet évolutif. En somme, l’avenir d’Andrée-Anne Dupuis Bourret sera horticole.

(1) Voir Andrée-Anne Dupuis Bourret, Le cahier virtuel, blogue de recherches, d’explorations et de réflexions. http://www.aadb.space/blog/.

(2) Pour La performativité des objets, l’artiste a prévu de disposer des outils au cœur de son installation (Maison de la culture Mercier, printemps 2021).

(3) Extrait d’une entrevue avec Andrée-Anne Dupuis Bourret, janvier 2021.