Longtemps considéré comme une évidence, le clivage présagé à propos de l’implication du biologique et du psychique lors de la réception des œuvres d’art tend aujourd’hui à s’atténuer. Il suffit de penser aux nombreuses pratiques et créations artistiques contemporaines dites expérimentales (happening, performance, installation, etc.) où l’éprouvé occupe une place centrale, pour reconnaître ce que la sémiotique psychanalytique avançait dès la fin du XXe siècle, c’est-à-dire que le sens est un produit de l’organisme qui décode et relie des stimuli sur un plan perceptuel non verbal1. Depuis, plusieurs sémioticiens des arts visuels2 conduisent leurs recherches à l’aune des théories de la perception, afin de mieux comprendre la capacité d’un organisme de mener ses actions et d’expérimenter son environnement sur la base des renseignements fournis par les sens.

Les chercheurs en sémiotique3 qui s’inscrivent dans le courant de la sémantique cognitive fondée sur une tradition mentaliste d’inspiration phénoménologique focalisent leur attention sur le traitement de l’information, les activités psychologiques supérieures (mémoire, langage, raisonnement, intelligence, apprentissage, prise de décision, perception) et la kinesthésie (positions et déplacements corporels), autrement dit, sur les actes engagés durant la préhension des œuvres d’art. Leurs travaux interrogent la façon dont les savoirs se forment, s’utilisent et se transmettent. Cette considération pour les processus d’acquisition des connaissances leur permet de conceptualiser la manière dont le décryptage des motifs et des concepts que renferment les créations artistiques s’opère chez le récepteur suivant l’appariement entre les images mentales et les percepts d’objets.

Voilà d’ailleurs l’épicentre du modèle sémiotique développé par Nycole Paquin, pour qui la valeur sémantique d’une œuvre se construirait par l’emboîtement des agents culturels et perceptuels. Elle avance même que « la faculté de juger les images [reconduirait] un besoin inscrit au plus profond de l’organisme enclin à utiliser des espaces symboliques comme ancrage d’un continuum interne »4. Selon cette hypothèse, l’interprétation d’une œuvre ou d’une image s’amorcerait au moment où sont engagés les souvenirs sensoriels, auxquels se grefferait la référence iconographique (ou conceptuelle) transcodée à partir des expériences passées arrimées aux signes (re)présentés. Deux photographies récentes (Nature morte (vivante) aux fleurs avec fromage, 2019 ; et Nature morte (morte) aux fleurs avec fromage, 2019), ainsi qu’une installation comestible (Banquet, 2013) de Claudie Gagnon nous paraissent congrues pour saisir les modalités cognitives telles que définies par Paquin5. En effet, l’organisation subsymbolique (capteurs sensoriels et mémoire du corps), la symbolique (codes d’expression), les circonstances biologiques (transformations cellulaires) et environnementales (les habitudes perceptuelles, les attentes et les attitudes vis-à-vis des règles de conduite) sont tour à tour activées ou déjouées par l’artiste, qui ne cesse de réinterpréter la nature morte comme motif de déchiffrage et d’expérimentation.

Éprouver l’art

Loin d’être une opération atone se limitant à une activation « mécanique » de la rétine, la perception d’une œuvre d’art est au contraire une démarche stimulante commandant l’intégration de connaissances et de réminiscences. Au risque d’un excès de synthèse, mentionnons que les fondements cognitifs, dont font partie les bases sensorielles et perceptuelles sur lesquelles se fonde le jugement esthétique, mettent en lumière les initiatives engagées lors de l’interprétation des images. D’abord, les percepts mémorisés, constitués à partir d’expériences préalablement vécues, nous permettent d’avoir un aperçu de ce que propose visuellement une création artistique. À ces résurgences se maillent des sensations biologiques primaires activées par les capteurs sensoriels, lesquels, aux dires de Paquin, appartiendraient à deux catégories combinatoires. La première, qu’elle nomme physico-chimique, coïnciderait avec les senseurs (visuels, auditifs, gustatifs, olfactifs, haptiques) par le biais desquels nous entrons en contact avec ce qui nous entoure. La seconde correspondrait aux capteurs musculaires relevant d’une « sensibilité interne qui recueille, à destination du cerveau, tout ce qui se passe à l’intérieur du corps »6. En amalgamant ces deux types de détecteurs, qui agissent comme soubassement aux appariements conceptuels et dont le déclenchement est synchronique, « la perception esthétise ce qui se présente aux sens »7, ceux-là mêmes qui s’éveillent devant les natures mortes donnant à voir des objets gustatifs, odorants, appelant au toucher et qui, en outre, autorisent des rapprochements avec des notions a priori paradoxales, telles que la constance et le transitoire, l’opulence et le dénuement.

Envoûtante ou macabre la nature morte ?

Faisons un pas de côté pour réexaminer ce sujet de figurabilité dont l’appellation, dès le XVIIe siècle, désigne les représentations de choses inanimées8. Jugulée par la pensée académique à l’origine de la hiérarchisation des thèmes de figuration, cette inertie propre à la nature morte fut préjudiciable au genre jugé inférieur pour deux raisons : il était trop proche de la vie ordinaire et il n’exigeait aucune prédisposition cultivée pour être immédiatement apprécié. Pour atténuer ce désavantage, ce sujet de figurabilité fut codifié et divisé en deux grandes catégories, à savoir la voluptas et la vanitas9. La première réfère à la permanence, à la stabilité et, par extension, à la prolongation de soi. ​Elle est un souhait de durabilité et de conservation du pouvoir des êtres humains sur leurs accomplissements et leurs biens. Les images figurent le faste et l’aisance qu’elles fixent dans le temps par la représentation, par exemple, de pièces d’orfèvrerie, de bijoux, de victuailles copieuses, de fleurs en plein épanouissement.

À l’opposé, la vanitas connote l’idée du passage du temps. Elle attire l’attention sur la brièveté et la précarité de la condition humaine. Lorsqu’elle évoque la mort éventuelle des choses et de soi, on la qualifie de memento mori. Les schèmes reliés à la finitude de l’être sont symbolisés par des motifs récurrents, tels que les instruments relatifs à l’écoulement temporel (sablier, horloge, montre), le crâne humain, les fruits et légumes en putréfaction, les fleurs fanées. De plus, ce type de natures mortes soulève en creux des questions morales, particulièrement le sentiment d’avoir péché en raison du plaisir que les choses nous procurent. Bien que durables, ces distinctions entre les deux groupes vont finir par s’édulcorer à partir du XIXe siècle alors que cette thématique devient prisée spécialement pour sa familiarité, du moins chez Claudie Gagnon.

Vie intérieure

Plonger dans l’univers baroque de cette artiste « brocanteuse », c’est louvoyer dans un monde à l’intérieur duquel s’accumulent de nombreux objets usagés appartenant majoritairement à la sphère domestique, quoique déchargés de leur ustensilité originale. Ce délestage a ceci de stratégique qu’il encourage le spectateur à considérer différemment ces choses issues du quotidien et, obliquement, à se questionner sur la relation d’attachement ou d’indifférence qu’il a vis-à-vis d’elles. En témoignent les photographies Nature morte (vivante) aux fleurs avec fromage et Nature morte (morte) aux fleurs avec fromage qui montrent des objets familiers disposés dans un désordre arbitraire savamment organisé par l’artiste pour renforcer leur effet de présence, que le regard saisit à proximité de la surface.

Globalement, les images sont composées des mêmes éléments (table, fleurs, fromage sous cloche, chandelles, livres, colliers, verrerie, pots, vases, miroirs, brosse à cheveux, etc.) sans que soient ségrégés ceux appartenant à la catégorie des vanitas ou des voluptas. La double variante des natures mortes est néanmoins ressentie par le récepteur qui, par l’entremise de ses sensations-perceptions, devine dans l’une une vitalité visible par son aspect plus théâtral, ses teintes dorées, le clair-obscur nuancé qui donne de l’éclat aux objets et aux fleurs tout écloses. En revanche, il interprète dans l’autre une dialectique mortifère évoquée par le retournement de la composition, la tonalité de gris, le fromage moisi et le bouquet floral entièrement desséché. C’est donc de manière essentiellement psychologique (symbolique et subsymbolique) que s’effectue dans ces cas-ci le déchiffrage du contenu des œuvres. En entrant en lui-même, le regardant retrouve des sensations antérieurement expérimentées par l’intermédiaire desquelles il est en mesure de colorer subjectivement l’exégèse qu’il fait des photographies. Cela étant dit, que se passe-t-il lorsque les victuailles sont bien réelles et que les circonstances biologiques et environnementales viennent littéralement
nourrir la réflexion ?

Claudie Gagnon, Banquet (2013) Vue partielle. Installation comestible : aliments, vaisselle, miroir, textiles, 215 x 1828 x 76 cm. Courtoisie du Musée d’art contemporain de Montréal

Goûter l’art

L’installation comestible Banquet, réalisée par Claudie Gagnon en collaboration avec le chef cuisinier Pierre Normand, peut offrir des pistes de réponses. Cette dernière se présentait telle une tablée chargée d’aliments dont les odeurs, les saveurs et les textures avaient été modifiées pour sciemment dérouter les expectatives des 160 personnes invitées à prendre part à cette manifestation gastronomique au Musée d’art contemporain de Montréal, hôte de l’événement. Franchement expérimentale, l’œuvre apostrophait tous les sens confondus au fur et à mesure que bougeaient les aiguilles de l’horloge. Repus après avoir ingurgité ce repas gargantuesque composé de vivres exotiques aux apparences trompeuses, les convives constataient, d’une part, qu’il ne restait presque plus rien de l’œuvre partiellement engloutie, et d’autre part, que l’artiste avait alimenté, au cours de ce festin avalé dans un haut lieu de la culture, un glissement des sens vers le sens. Avivant d’abord le « carpe diem » du public jouisseur, Claudie Gagnon le confrontait subséquemment aux principales significations que reconduit la vanitas, soit la caducité, l’éphémérité et la cupidité. Grâce à ce renversement sémantique, l’artiste poussait habilement les participants à méditer plus largement sur la consommation orgueilleuse de l’art.

1 Fernande Saint-Martin, Le sens du langage visuel. Essai de sémantique visuelle et psychanalytique (Montréal : Presses de l’Université du Québec, 2007), 341 p.

2 Umberto Eco et le Groupe µ, pour ne citer que ces deux exemples.

3 Parmi les pionniers, mentionnons les linguistes George Lakoff, Ronald Langacker et François Rastier, le psychanalyste Didier Anzieu et la sémioticienne spécialisée en arts visuels Jocelyne Lupien.

4 Nycole Paquin, Le corps juge. Sciences de la cognition et esthétique des arts visuels (Montréal/Paris : XYZ éditeur/Presses Universitaires de Vincennes, 1997), p. 13-14.

5 Nycole Paquin, « Sciences cognitives et esthétiques des images. Un circuit ouvert », TLE, no 17, 1999, p. 146-156.

6 Ibid., p. 149.

7 Ibid.

8 Norbert Schneider, Les natures mortes. Réalités symboliques des choses. La peinture de natures mortes à la naissance des temps modernes (Cologne : Benedikt Taschen, 1990), 215 p.

9 Charles Sterling, La nature morte. De l’Antiquité au XXe siècle (Paris : Macula, 1985), p. 75-76.