Ces récits qui nous composent : Véronique La Perrière M.
Chez Véronique La Perrière M., différents mondes cohabitent et, dans leur rencontre, résident des courts-circuits. Les figures qui y naissent sont tout autant hybrides qu’énigmatiques et dans le travail des corps – pour ne pas dire de l’intime –, les grandes traversées prennent place. On y trouve des significations ouvertes et d’autres référents plus ciblés. Mais n’est-ce pas le propre de l’hybridation que de donner lieu à des amalgames ? Les racines creusent les veines. Les membres s’estompent pour laisser place à la flore. Les histoires de nos ancêtres refont surface pour mieux se réactualiser.
Celle qui vient de faire l’objet d’une monographie, Miroirs, métamorphose et temps inversé, publiée aux Éditions SAGAMIE, nous entretient sur les imaginaires mythologiques qui traversent son travail.
Jade Boivin – L’univers déployé dans vos œuvres fait appel à l’onirique et à l’imaginaire de manière très ouverte. Les éléments narratifs qui sont présents dans l’ensemble de votre travail ne semblent jamais fixés, et invitent certainement au merveilleux. De quels types de mythologies s’inspire votre univers ?
Véronique La Perrière M. – Avec le temps, mes recherches artistiques et mes résidences de travail à l’étranger m’ont amenée à explorer différents récits mythologiques. Alors qu’ils sont des portes d’entrée vers des imaginaires et des sources d’inspiration, j’aborde aussi ces récits comme des objets historiques me permettant de voyager dans l’histoire des cultures. Dans cet esprit, je me suis par exemple intéressée à la mythologie grecque ou encore aux mythes de l’alchimie, de grands récits imbriqués dans les fondements des cultures occidentales. Ces récits antiques, qui expriment des rêves profonds, des peurs ou des désirs qui ont animé les civilisations, ont conservé toutes leurs forces et s’actualisent toujours dans nos imaginaires et notre temps présent. Ils permettent de mieux nous comprendre et nous sondent d’un point de vue tant individuel que collectif.
Au-delà de ces univers mythologiques connus, il y a aussi une mythologie personnelle qui traverse l’ensemble de mon travail. Mes dessins, ou encore mes corpus de travaux qui entremêlent les médiums, présentent souvent des caractéristiques propres à la mythologie. Ils sont des mises en scène narratives avec des personnages et des actions surnaturelles qui permettent de tracer un univers mental. De mon point de vue, ce travail se lie tout autant à l’imaginaire qu’à une dimension historique de la vie (ou de ma vie). Ces mondes et mises en scène narratives que j’invente sont des outils d’exploration et de transformation. Portés par l’espace-temps du rêve, ils permettent de réinventer le monde et de partager des histoires qui resteraient autrement invisibles. Quand un récit – historique ou fictif – s’enracine profondément dans la vie intime d’une personne, je crois qu’il peut alors devenir « vrai » et résonner réellement chez l’autre.
Oui, et même l’hybridation participe à cette transformation. On la voit souvent au niveau du visage, par exemple, avec des figures animales ou végétales : dans certaines de vos œuvres, il est soit complètement effacé, soit il se trouve derrière des objets, ou il disparaît par des effets de transparences et s’imbrique à différents motifs. Dans la série Les exploratrices (2018), ce sont des livres ouverts qui cachent le visage.
Les personnages que je dessine sont souvent ambigus et pas clairement « identifiables ». En fait, j’aime qu’ils ne soient pas fixés, qu’ils posent question et qu’ils se présentent comme des énigmes. La série photographique des exploratrices a commencé comme une étude libre en atelier. J’entamais un nouveau cycle de travail sur le thème des explorateurs, des transformations et de la découverte d’espaces inconnus et j’étais en période de recherche dans des livres. J’étais notamment inspirée par le roman de science-fiction Solaris de Stanislas Lem qui juxtapose une narration entourant une exploration spatiale avec une exploration d’univers psychiques. Dans la série photo, un personnage féminin disparaît derrière un gros livre qui semble remplacer sa tête. Les pages du livre, trouvé dans une brocante et de style encyclopédique (The Discovery of the World, 1960), ouvrent sur des images épiques. Les illustrations d’époque, entre paysages romantiques et représentations d’expéditions périlleuses, présentent une histoire collective que je tente de réactiver dans l’espace intime du personnage de l’image. Comme dans mes dessins, j’explorais cette idée de créer une fenêtre à la place du visage. Bien qu’il reste anonyme, je souhaitais que le personnage soit féminin. Tout en étant portée par une réflexion sur l’écriture du passé, les questions de genre et le colonialisme, je voulais transposer la représentation d’une histoire sociale dans celle d’un portrait individuel. Examiner l’histoire profonde de ce qui nous entoure et nous compose, et y voyager, est aussi la tâche de l’explorateur. Je crois que l’écoute attentive des récits du passé et un état constant d’exploration de notre histoire individuelle et collective contribuent à tracer les possibles du futur. En ce sens, avec ce travail sur les explorateurs et les processus de transformation, je cherchais à mettre en relief cet état de quête et de possible métamorphose.
La nature est une source d’inspiration et de fascination depuis toujours. Elle me ramène à notre condition humaine, à la fois belle et difficile, et au mystère et à la fragilité de l’existence.
La nature est très présente : les animaux, les insectes, les végétaux, les fleurs, etc. sont autant d’éléments qui traversent les corps, et ils participent à rendre métaphorique la limite (ou l’absence de limite) qui existe entre chaque motif. De votre atelier, vous avez vue sur un parc : est-ce que les corps-nature ont un peu le même rôle que la fenêtre, c’est-à-dire qu’ils ouvrent vers un espace autre, voire qu’ils invitent à y entrer ?
Tout à fait, et particulièrement dans mon dernier corpus du Voyageur enchanté, les corps deviennent des fenêtres sur d’autres mondes. Nous sommes traversés par le temps et l’histoire, notre histoire intime, mais aussi celle de nos ancêtres et du monde qui a été avant nous. Ce sont ces mondes que l’on porte, dont certains nous échappent, qui sans cesse nous composent et recomposent. Ce sont aussi dans ces lieux intérieurs, à la fois riches et obscurs, que l’on peut puiser pour se réinventer. Je crois que c’est cette épaisseur, ou cette complexité, du temps qui nous compose, que je cherche à exprimer avec l’absence de limites corporelles claires.
La nature est une source d’inspiration et de fascination depuis toujours. Elle me ramène à notre condition humaine, à la fois belle et difficile, et au mystère et à la fragilité de l’existence. Comme pour la représentation du corps humain, la nature, avec sa faune et sa flore, est une palette de motifs que j’utilise pour tracer mes narrations.
Si les limites de notre corps physique sont très définies, ceux de notre univers psychique sont tout le contraire. L’absence de limites, tout comme cette idée des corps-nature, est aussi une manière d’évoquer une métamorphose ou d’appeler à une métamorphose.
Justement, Le voyageur enchanté, la série récemment exposée à la Galerie D’Este, s’est construite autour du deuil : vous y explorez notamment la perte des rites entourant la mort. Pensez-vous que nous ne laissons plus suffisamment de place au symbolique dans nos vies ?
Nous sommes certainement dans une époque où le symbolique s’efface et tend à disparaître sous nos pieds. La marche du monde, trop souvent cloisonnée dans le réel d’un quotidien où priment la performance et la rentabilité, semble trouver peu de place pour le temps du rite et du symbolique. Ce temps du symbolique est, il me semble, un espace de réflexion privilégié où peuvent s’exprimer, entre autres, les notions de passage et de sacré. L’effacement de cet espace-temps de nos vies contribue assurément à un sentiment de perte de sens, de repères et de liens avec nos racines et notre condition existentielle. Si beaucoup de rites et de façons de faire collectives ont été évacués, notamment pour la société québécoise, par une coupure avec la religion, il semble que le temps manque aussi pour réinventer de nouveaux rites.
L’exposition Le voyageur enchanté était en quelque sorte ma réponse à cet effacement du symbolique. Mon propos s’est ancré dans une expérience personnelle, qui fait partie de la vie, mais qui reste aux limites de notre compréhension : la mort d’un proche. Les principaux événements autour de la mort de mon père m’ont semblé tenir davantage de la « procédure » que d’un rite pouvant réellement évoquer l’ampleur de l’événement. J’ai utilisé mon expérience de deuil comme un moteur de réflexion, mais aussi comme un espace pour rendre hommage à mon père, aux derniers moments de sa vie, à ce qu’il a été et à ce qu’il m’a transmis. Le voyageur enchanté, qui poursuivait également mes recherches des dernières années sur les thèmes des explorateurs et des phénomènes de transformation, présentait une série de dessins détaillés qui ont pris des mois à réaliser. Ce temps du dessin lent et méditatif, s’attardant notamment au corps et à ses limites, aux apparitions et aux disparitions, s’est transformé en un rituel dessiné qui s’est imbriqué dans mon processus de deuil.