Le long-métrage I Origins (2014), écrit et réalisé par Mike Cahill, déploie une vision à l’extrême limite entre fable et science-fiction. Il raconte l’histoire d’Ian Gray, un biologiste fasciné par l’œil au point de souhaiter le recréer en laboratoire. Il croit parvenir par là à anéantir l’argument selon lequel un « dessein intelligent » sous-tendrait l’univers. S’il arrive à reconstruire scientifiquement la plus parfaite « création de Dieu », alors c’est que Dieu n’existe pas. Le titre même de l’œuvre joue sur la proximité entre les mots anglais « I » et « Eye » puisqu’il explore deux sujets : la génétique de l’œil et, à travers lui, les origines de l’Homme. Un parallèle s’inscrit inévitablement à l’esprit entre cette production et la série Les Origines (1883) d’Odilon Redon, artiste symboliste français dont pratiquement tout l’œuvre est marqué par le leitmotiv de l’œil.

Les origines : fable essentielle de la modernité

Le mythe très ancien des origines témoigne de la longue préoccupation humaine pour le commencement de la vie. D’où vient l’Homme, que fait-il sur Terre, où se dirige-t-il après sa mort ? Ces questions millénaires ressurgissent durant la seconde moitié du XIXe siècle, alors que leurs limites sont repoussées par la science. Charles Darwin publie en 1859 L’Origine des espèces, un ouvrage dans lequel il explique que les espèces auraient été formées par une suite d’essais due à une sélection naturelle. Redon, dans Les Origines, s’inspire de cette théorie de l’évolution qu’il connaît par son mentor, le botaniste Armand Clavaud. La France de son époque se remet d’une défaite contre la Prusse, bientôt suivie par la Commune de Paris. Elle se veut donc particulièrement hostile au darwinisme dans lequel elle distingue la confirmation de la dégénérescence de l’antique race européenne. Si l’homme n’a pas été façonné d’une seule pièce par une entité toute puissance, dans ce cas, il lui faut craindre le délitement que lui réserve inévitablement l’avenir. L’œil, dans ce contexte, sert comme un talisman contre l’évolutionnisme. Il est perçu, en raison de sa complexité irréductible, comme la « fenêtre de l’âme », une croyance visiblement tenace, puisque c’est précisément celle que tente de démonter le héros de I Origins. Cahill, lui-même issu d’une famille de scientifiques, s’appuie sur la science et sur ses nouveaux développements technologiques afin d’alimenter son scénario.

Capture vidéo du film de Mike Cahill I Origins (2014)
© Jelena Vukotic

Évolution

L’album Les Origines compte huit planches lithographiées représentant des créatures fantastiques, tantôt reconnaissables, tantôt non. Ainsi, une fleur étrangement munie d’un œil disproportionné s’y observe. Le même élément gigantesque et frangé de cils revient dans l’image suivante exhibant une sorte de cyclope souriant. Il s’agit en réalité, comme l’indique son titre, d’un polype difforme : un animal aquatique parfois confondu avec un végétal tant il est rudimentaire. Il constitue, à cet égard, la suite logique de la fleur illustrée plus tôt, déjà presque animale par sa ressemblance avec une plante carnivore. Ces créatures improbables se fondent vraisemblablement sur le modèle darwinien. Elles évoquent diverses tentatives de l’évolution jusqu’à son aboutissement : l’Homme, rendu en planche finale de l’album. Dans I Origins, Gray parvient à simuler ce cheminement de la nature par une série de mutations génétiques visant à accorder la vue à un organisme aveugle. Le film procède cependant à un renversement durant son dernier tiers tandis que le sujet même des recherches du savant, l’œil, l’amène à reconsidérer la possibilité de la réincarnation. Cahill révèle à ce propos s’être demandé quel objet du quotidien pourrait dissimuler un indice insoupçonné quant à l’histoire de l’humanité. L’iris, signature biométrique unique, offre à son avis une réponse à cette question. Le globe oculaire, signe souvent représenté de manière identique par Redon, apparaît non moins chez ce dernier comme une sorte de chaînon manquant. Dans Les Origines, il opère, selon toute probabilité, un lien entre les différents règnes minéral, végétal, animal et humain. Avec sa pupille, tournée vers le ciel, peut-être même laisse-t-il présager une éventuelle évolution divine ?

Œil extérieur et intérieur

L’œil est l’instrument de prédilection de l’artiste. Cela justifie sans doute sa grande fréquence en art, où il possède pour seule concurrente la main. Il n’est pas moins omniprésent dans le domaine filmique, où il rappelle la lentille de la caméra. Les cinéastes y ont successivement projeté leurs impressions les plus floues, comprenant bien qu’un plan fixe sur cet organe est tout aussi suggestif, sinon plus efficace, qu’un encadré du visage. Dans I Origins, l’œil est perçu tantôt comme purement fonctionnel et mécanique, tantôt comme source de contemplation. En témoigne un panneau d’affichage que Gray découvre alors qu’il tente de revoir une inconnue rencontrée masquée lors d’une soirée précédente. Surprise : ce sont ses yeux sur l’affiche, deux prunelles impossibles à confondre avec aucune autre pour le biologiste, puisque marquées par une hétérochromie sectorielle. Le panneau pourrait renvoyer au roman Gatsby le magnifique, réinterprété au cinéma en 2013 par Baz Luhrmann, dans lequel trône une publicité similaire montrant deux grands yeux. Ils symbolisent le regard de Dieu. L’enchaînement de hasards mystérieux qui conduit Gray devant une pareille vision tend à confirmer cette signification. L’œil confine également vers le spirituel chez Redon, ce que démontre L’œil comme un ballon bizarre se dirige vers l’infini (1882). Ce motif, représenté ici exactement comme précédemment, figure cette fois un ballon flottant au-dessus des flots. L’image, tirée de l’album À Edgar Poe, est probablement librement inspirée d’un conte de l’écrivain américain, où un commerçant poursuivi par ses créanciers décide, plutôt que de se suicider, d’entreprendre un incroyable voyage en aérostat vers la Lune. C’est donc un périple par-delà les limites physiques de la vie et de la mort qu’illustrerait Redon. Le ballon convoque par ailleurs l’idée de montée et de descente. Il suggérerait, à ce titre, le cheminement de l’âme entre les pôles matériel et spirituel. Gray, similairement, oscille entre deux femmes qui incarnent l’une la logique, l’autre l’intuition.

Les cinéastes y ont successivement projeté leurs impressions les plus floues, comprenant bien qu’un plan fixe sur un œil est tout aussi suggestif, sinon plus efficace, qu’en encadré du visage.

La science, source de merveilleux

Durant la guerre franco-prussienne, événement pour lequel Redon est mobilisé, les aéronefs, ces nouveaux engins scientifiques, attirent l’attention en donnant lieu à des évasions spectaculaires par-delà les lignes ennemies. C’est ce caractère merveilleux de la science que s’approprie l’artiste dans son « œil-ballon » comme dans Les Origines. Celle-ci lui permet d’investir un niveau de signification plus profond de la réalité. I Origins ne procède pas autrement. Lorsque Gray parvient enfin à isoler le gène susceptible d’engendrer la vision, un personnage le confronte à son scepticisme religieux. S’il suffit de transformer un organisme pour lui rendre visible l’invisible, dans ce cas, ne peut-il envisager que certains humains aient développé un sixième sens leur ouvrant les portes d’un horizon situé au-delà de la vue ? Le long métrage comportait pourtant un potentiel dystopique important, puisqu’il intègre EyeLock, un système réel de reconnaissance biométrique. Si cette technologie était adoptée, elle annulerait la distinction entre notre identité physique et virtuelle. La liberté d’agir sous couvert disparaîtrait. Cahill y discerne plutôt une possibilité d’autoconnaissance grandiose (à ce sujet, ne manquez pas de regarder la scène après le générique).

Finalement, c’est peut-être l’actrice du film Brit Marling qui saisit le mieux la tentative du réalisateur. Selon elle, l’œuvre exprime ce besoin tout humain de confirmation ressenti devant ces sensations ineffables qui nous assaillent parfois : « Pourquoi ai-je la sensation d’avoir déjà connu cette personne ? » Et si la clé de notre origine siégeait là ? André Mellerio, biographe de Redon, commentait semblablement en 1913 : « [l’] objectif supérieur et sans cesse poursuivi n’est-il pas de faire ressurgir l’inconnu vague que nous pressentons sous les aspects contingents, comme
une énigme d’absolu résidant au fond de tout être et de toute chose ? »