Une mythologie est vivante. Qu’elle soit fixée pour l’éternité est une idée moderne à combattre : rien n’est plus mouvant que les récits des dieux et du cosmos. En art, le XXe siècle les a souvent rattachés à l’histoire humaine et à ce qui la dépasse. Pour sa récente rétrospective au Centre Pompidou, Christian Boltanski a tenu à scénariser le parcours, subordonnant ses œuvres à une structure d’ordre mythique. Car, affirme l’artiste, « nous ne vivons que sur les mythologies qui sont plus fortes que les œuvres et ceux qui les font1 ».

Une enfilade de salles sobres et sombres éclairées par quelques lumières fixes ou vacillantes font de la visite une expérience émotionnelle. Boltanski imbrique de petits récits puisés dans l’enfance; il installe des autels dédiés à des victimes de la Shoah en questionnant les bourreaux (Autels Chases, 1988). Il met en image sur triple écran l’énigme de la destinée (Misterios, 2017). Quant aux lumières, elles rendent compte de la vie humaine (Départ – Arrivée, 2015) et de son besoin de métaphysique (Cœur, 2005 et Crépuscule, 2015). Cette rétrospective nous rappelle que la diction du récit mythique engage une énergie du désespoir, un intense travail de mémoire et/ou une tentative d’espérance nouvelle, mais aussi que, pour être efficient, le récit doit être scénarisé. Si possible, de manière spectaculaire.

Au cœur de la question mythique

Le dépassement de la dévastation historique s’opère par l’art et par le mythe, mais il est conditionné par sa mise en scène. Comme Boltanski, Anselm Kiefer arrime depuis cinquante ans sa mythologie personnelle au récit collectif. Sur des toiles monumentales, l’artiste né en Allemagne en 1945, traumatisé par son enfance, rejoue inlassablement la même partition. La terre brûlée est aveu de destruction et espoir de régénération, où le sol et les âmes se fertilisent. Le ciel ne s’éloigne jamais de la terre. La forêt de signes décloisonne la mémoire souffrante. Kiefer, c’est le chantre du mythe en marche, le poète mélancolique pansant les plaies de la cruauté humaine avec de la peinture, de la cendre, du plomb ou du sable. De Ressurexit (1973) à Seraphim (1983-1984), de Mann im Wald/Homme dans la forêt (1971) à Sternenfall/Chute d’étoiles (1995), son discours replace l’humain au cœur de la question mythique : où sont les dieux ? le divin ? le sacré ?

Si Kiki Smith s’affranchit du poids mortifère de la grande Histoire, elle revient aux mêmes interrogations que Kiefer, dans une vision tout aussi monumentale : sa rétrospective à la Monnaie de Paris l’a puissamment démontré, reposant des questions sur l’énigme du monde, la place de l’humain dans le cosmos, et la place des femmes dans la société. Smith le clame sur des pans de mur entiers qui servent de décor astral à son œuvre sculpturale (Blue Girl, 1998), sur des vitraux de plomb de plus de deux mètres (Benediction, 2012), sur des tapisseries à la mesure de son désir cosmique (Sky, 2012 ou Cathedral, 2013).

Comme si le mythe réclamait toujours sa part de spectaculaire, nombre d’artistes revendiquent une démarche citationnelle en format XXL. Outre Kiki Smith, on songe à Francis Bacon, qui se réapproprie la violence des tragédies antiques en fusionnant monstres et héros musculeux et difformes sur des toiles immenses aux titres explicites2. Et même Cy Twombly confronte un art expressionniste en grand format à la citation mythologique antique. Cela fait de lui un peintre abstrait qui raconte des histoires de dieux ou de héros réduits à leur énergie créatrice ou destructrice (Apollon, Vénus, Pan, Achille).

Une mythologie est vivante. Qu’elle soit fixée pour l’éternité est une idée moderne à combattre : rien n’est plus mouvant que les récits des dieux et du cosmos.

La somme d’Ovide, Les métamorphoses, demeure une référence majeure : la métamorphose devient un outil de lutte et d’adaptation dans un monde complexe. Parmi les artistes émergents, Armelle Blary résume cette prise de position : puisant aux mythes ovidiens pour construire des voyages intimes et héroïques, Blary explore en quoi la métamorphose « embrasse dans une même énergie le vivant et le perdu3 ». Aux artistes ensuite d’y apporter leur propre vision. Boltanski et Kiefer dépassent l’horreur de l’Histoire dans une volonté métaphysique assumée, Smith s’en sert pour sublimer un monde féminin, contemplatif, en paix avec la nature. Chez Twombly, en revanche, la vision est toujours séminale et masculine.

Urgence identitaire et tentation du divertissement

Le grand format permet aux artistes d’énoncer le mythe pour penser l’identité et le genre. Ces interrogations expriment la mémoire de l’Histoire et un désir d’émancipation. Ainsi, l’artiste d’origine crie Kent Monkman réinvestit la peinture historique occidentale. Il la sature de paroles, de signes et d’icônes, pour proposer des versions alternatives où héros et déesses prennent les traits de son avatar, l’exubérante et fantasque Miss Chief Eagle Testickle. Mais quand d’autres, dont Gilbert et George, privilégient une mythologie personnelle centrée sur le médiatique, Monkman revient au pouvoir du spirituel : son avatar au genre fluide s’inspire du Berdache des Premières Nations, avec humour et sensualité. Ainsi oppose-t-il l’histoire des Colons et le fantasme victorieux des autochtones dans le monumental Miss Chief’s Wet Dream (2018), dans un esprit subversif et kitsch. Un souffle mythique porte la barque où Miss Chief Eagle Testickle s’alanguit, en pleine érection, tandis que les représentants du vieux continent agonisent sur le radeau de la Méduse. Ce faisant, Monkman questionne le médiatique face au mythe. La dichotomie remonte aux années 1960 : d’un côté, la vivification et la ritualisation du mythe; de l’autre, l’aire publique et médiatique, qui s’emballe dans un mouvement perpétuel. La tentation du divertissement suppose-t-elle la mort du mythe ? Pas forcément, selon Monkman, qui peint la polysémie du mythe et, par sa distance ironique, déplace le questionnement.

Kiki Smith, Cathédrale (2013)
Tapisserie Jacquard en cotton, 287 x 190,5 cm
Courtoisie de la Pace Gallery © Kiki Smith

Idem pour Damien Hirst. En 2017, l’artiste propose une entreprise mégalomaniaque, surmédiatisée et fascinante : synthétiser les récits mythiques de l’Occident sur les deux sites de la Fondation Pinault à Venise, soit une aire d’exposition de 4500 mètres carrés. Hirst postule la récente découverte d’un trésor englouti. L’épave de L’incroyable, retrouvée près de Zanzibar, renfermerait la collection de Cif Amotan II, esclave affranchi ayant fait fortune sous l’empire romain. Tout est fiction, évidemment, et jeu : Cif Amotan II est l’anagramme de I am a fiction (je suis une fiction). Le résultat – 120 sculptures et une quantité industrielle d’artefacts – est un millefeuille culturel où dieux et déesses hypersexualisés côtoient Mickey, Rihanna ou le requin des Dents de la mer, dans une esthétique autant classique que kitsch. Hirst a réussi un coup médiatique magistral avec cette mythologie parallèle : nombre de visiteurs demeurent persuadés que ce qu’ils ont vu était authentique. Au-delà de la gageure et de la gabegie, Hirst induit le dépassement du kitsch médiatique pour regarder ailleurs, prétendant mettre un terme à l’art occidental à teneur mythologique.

Vers de nouvelles mythologies

Une mythologie parallèle amène à construire de nouveaux récits qui assument le spectaculaire du mythe et sa part d’exhibition ludique. Le prouve cette fois Nicolas Buffe. Sur fond noir, Buffe crée un graphisme de craie blanche où s’imbriquent mythes antiques (Pygmalion, Orphée) et culture populaire (Pac-Man, Totoro). Ces figures grotesques et archétypales s’insèrent dans des décors néo-classiques transformés en plateaux de jeu vidéo. Outre ses immenses œuvres-décors, une grande réussite de Buffe est sa tapisserie Peau de licorne (2010-2011), réalisée à Aubusson. On n’utilise pas la tapisserie de manière anodine, tant ce médium a longtemps servi de support aux récits mythiques. Rois et nobles d’Europe la transportaient de château en château. Aujourd’hui, Peau de licorne voyage de musée en musée, comme les tapisseries cosmiques de Kiki Smith ou les énigmes de Véronique La Perrière M., qui revisitent aussi La dame à la licorne et plantent des arbres dans des tapis volants pour des dessins monumentaux.

L’art cherche plus que jamais des réponses articulées aux grandes énigmes humaines. Boltanski, qui conçoit le monde dans sa capacité à raconter la puissance mythique, saisit cet enjeu et ce devoir de l’artiste : « Les mythes sont toujours dits par un chaman ou par un prêcheur qui les invente et/ou les transmet et peut-être que je me situe à l’intérieur de cette tradition d’un chaman ou d’un prêcheur qui invente de nouveaux mythes auxquels les gens vont plus ou moins croire et qu’ils vont retransformer après eux. Et des chamans ou des prêcheurs viendront retransformer encore ces mythes et cela à l’infini4. » À y songer, le chaman-artiste actuel doit aussi être scénariste. Car le mythe, qui ouvre les horizons du possible, se nourrit de théâtral et ne boude pas le spectaculaire. C’est à cette condition qu’il nous parle et nous émeut.

Nicolas Buffe, Peau de licorne (2010)
Courtoisie de la Cité internationale de la tapisserie, Aubusson

(1) Extrait de l’entretien entre Christian Boltanski et Bernard Blistène, publié dans le catalogue Christian Boltanski, Faire son temps, Paris, Centre Pompidou, 2019.

(2) Comme le célèbre Triptych Inspired by The Oresteia of Aeschylus/Triptyque inspiré par L’Orestie d’Eschyle (1981) ou Œdipus and the Sphinx after Ingres/Œdipe et le Sphinx, d’après Ingres (1983).

(3) Voir le site de l’artiste.

(4) Propos de Christian Boltanski, dans le catalogue Christian Boltanski,
Faire son temps, op. cit.