Pratique en communauté : le cas de Marie-Hélène Allain
Chez certains artistes, la pratique pointe vers un double itinéraire, marqué par un engagement aussi bien artistique que spirituel. L’acte de création se construit comme un pont permettant d’explorer ce qui échapperait autrement à une expérience segmentée du monde. Dans une perspective historique, un intérêt renouvelé pour ces parcours a offert au public le loisir d’apprécier pleinement les pratiques de Hilma Af Klint, d’Emma Kunz ou d’Agnès Martin, pour ne nommer que quelques artistes ayant fait l’objet de rétrospectives majeures au cours de la dernière décennie. Si pour d’aucuns, la relation entre création et spiritualité se fonde sur un voyage intérieur, une quête solitaire, pour d’autres, il s’agit au contraire d’une expérience partagée en communauté. Sur la scène nationale, l’artiste acadienne Marie-Hélène Allain (1939-) a développé, sur plus de cinquante ans, un impressionnant corpus de sculptures au sein d’une congrégation religieuse. La spécificité du contexte de création d’Allain pousse à réfléchir aux exigences matérielles nécessaires à l’épanouissement d’une carrière artistique, mais aussi à l’influence du sacré sur le rôle de l’artiste. Qu’est-ce qui nourrit la pratique artistique et de quoi nous nourrit-elle en retour ?
Dès 1958, Marie-Hélène Allain rejoint la congrégation des Religieuses de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur à Sainte-Marie-de-Kent, dans le sud-est du Nouveau-Brunswick. Ses premières années en communauté la prédisposent à l’enseignement dans le réseau scolaire francophone du comté de Kent, dont les besoins se font criants. Des ateliers de création littéraire et des cours de peinture suscitent son intérêt pour la pédagogie dans la discipline des arts plastiques. Avec l’appui de sa congrégation religieuse, Allain entre à l’École des beaux-arts de Montréal. En 1971, elle obtient son baccalauréat spécialisé en sculpture à l’Université du Québec à Montréal, peu après sa fondation. Issue d’une famille d’agriculteurs, Allain n’aurait pas nécessairement pu accéder à une formation artistique hors province si elle n’avait bénéficié du soutien de différentes communautés religieuses prêtes à lui offrir le gîte à Montréal : les Sœurs hospitalières d’abord, puis les Sœurs de la Sainte-Famille de Bordeaux. En 1979, après un retour à l’enseignement, Allain exprime à sa congrégation le désir de se consacrer exclusivement à la création artistique. Elle affirme que l’enseignement des arts ne peut s’exercer correctement que si on lui reconnaît une valeur équivalente à l’acte de création lui-même. Favorables à sa vision, les religieuses mutualisent leurs ressources et font construire, sur un terrain adjacent au couvent, un atelier pour le travail de la pierre. Au fil des ans, elles seront bien souvent le premier public des sculptures d’Allain, laquelle réalise plus de 180 œuvres qui seront exposées partout au pays.
Dans un texte sur la place des artistes dans les congrégations religieuses, Frances Stefano souligne que ce qu’une communauté choisit de faire avec ces derniers n’est pas sans conséquence, comme si l’art était d’une manière ou d’une autre exempté des impulsions et des portées sociohistoriques qui accompagnent d’autres activités humaines. Au contraire, avance l’auteure, « la mesure par laquelle une congrégation permet à ses artistes et poètes d’utiliser leurs dons créatifs précisément dans le cadre du mandat de sa mission collective dépend de la capacité de cette congrégation à effectuer des changements dans les valeurs de la société vers laquelle sa mission est orientée1 ». Dans le cas des Religieuses de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur, la communauté avait notamment pour mission d’aider le peuple acadien à développer et à faire valoir sa culture distincte. Quel meilleur témoignage de confiance en ce mandat que de collectivement rendre possible l’existence d’une pratique artistique?
En faisant à son tour référence au texte de Stefano, Marie-Hélène Allain explique combien sa posture d’artiste, au sein de sa communauté autant que dans la société laïque, a été modulée par trois rôles : celui de diakonia, de prophète et de mère2. Le premier réside dans la démonstration du mystère de l’existence. Loin d’être circonscrit aux thèmes ou aux représentations religieuses, il implique davantage de favoriser une sensibilité aux significations profondes de ce que peut être l’expérience du monde, notamment du monde naturel. Dans un film documentaire, l’artiste décrit la ferraille rouillée qu’elle utilise comme un matériau noble : « C’est comme si la vie elle-même s’était occupée de ce que l’humain a inconsciem ment abandonné au hasard des éléments. Et maintenant, il revient à l’humain de reconnaître qu’il n’est pas le seul à transformer, à faire avancer les choses. Il se doit d’être humble, de s’agenouiller au milieu de ce cosmos en effervescence; d’être attentif et de collaborer3. » Le deuxième rôle, celui de prophète, consiste à découvrir et à transmettre la vérité. On pourrait penser ce rôle dans une perspective spinoziste de la vérité : pour le philosophe, elle correspond à une connaissance adéquate de la Nature4. Atteindre cette connaissance implique, selon Spinoza, de comprendre une chose dans sa relation nécessaire avec le monde, d’en saisir la cause véritable, les relations causales et le lien intrinsèque avec l’ensemble de la Nature. La vie au sein d’une communauté religieuse confère à Marie-Hélène Allain une autonomie indispensable dans son processus créatif : « je peux me donner, dit-elle, toutes les chances de faire des choses aussi vraies que possible5 ». Enfin, le troisième rôle, celui de mère, exige la mise en forme d’un monde nouveau : un monde imaginé dans l’abandon de l’immédiat au profit du distant. Cette quête s’accompagne d’un désir d’étendre et de redéfinir les limites de la création. Allain évoque des signes, des traces et des pistes qui sont devenus évidents à ses yeux, tout en reconnaissant le projet perpétuel qui se présente à elle. « On n’arrivera jamais à définir la créativité d’une façon satisfaisante. On ne peut en parler qu’en décrivant ce qui en fait le tour, pour ainsi dire6. » Dans son essai sur la relation entre art et spiritualité, notamment ce qu’elle nomme le projet de « réenchantement7 », Suzi Gablik suggère deux itinéraires pour les artistes en phase avec l’aspect spirituel de l’existence. L’un est déconstructif, remettant en question les croyances dominantes, attirant l’attention sur les maux de la société. L’autre chemin possible – et que l’on devrait, selon l’auteure, emprunter en alternance avec la voie de la déconstruction – est celui de « guérisseur culturel8 ». Elle soutient que les artistes devraient donner de nouvelles significations à leurs actions, comme si celles-ci étaient liées à un processus de guérison du monde. D’après Gablik, il s’agirait de repenser la pratique de la création non seulement comme une expression individuelle, mais aussi comme un moyen de contribuer activement à la régénéra tion spirituelle et culturelle de la société. Cet itinéraire de guérison culturelle implique également une connexion profonde avec la nature et une prise de conscience de notre interdépendance avec celle-ci.
Considérée comme l’une des ambassadrices les plus importantes des arts et de la culture au Nouveau-Brunswick, Marie-Hélène Allain crée des œuvres qui illustrent parfaitement cette notion d’art à sensibilité spirituelle et écologique. Au-delà des idées préconçues sur les artistes exerçant au sein de communautés religieuses, la pratique d’Allain témoigne de la grande liberté dont elle a pu faire l’expérience. On peut attribuer au soutien communautaire le bénéfice d’avoir permis à l’artiste d’entreprendre les projets de création désirés, et ce, dans le temps nécessaire à leur émergence. Parallèle ment, la présence d’une artiste parmi les religieuses a permis à celles-ci de répondre à leur mandat social, en faisant la promotion de la culture comme composante essentielle de l’expérience humaine. Dans cette mesure, le travail de Marie-Hélène Allain nous met au défi de redécouvrir le caractère sacré de l’existence et de développer une conscience attentive, non pas comme une régression romantique, mais dans le but d’acquérir la flexibilité mentale nécessaire pour s’épanouir dans un environnement en perpétuelle transformation.
1 Frances Stefano, « The religious congregation and the artist », Sisters Today, no 59, août-septembre 1987, p. 22. Traduction libre.
2 Carolle Gagnon, Marie-Hélène Allain, la symbolique de la pierre (Moncton, Éditions d’Acadie, 1994), p. 143.
3 Rodolphe Caron, Marie Hélène Allain en dialogue avec la pierre [film documentaire] (ONF, 2008).
4 Pour Spinoza, la « Nature » ne renvoie pas simplement à l’environnement naturel, mais plutôt à la réalité totale et à l’ensemble de l’existence.
5 Odette Arsenault-Pogonat, « Marie-Hélène Allain : sculpteure », Canadian Woman Studies/Les Cahiers de la femme, vol. 3, no 3, 1982, [En ligne], [cws.journals.yorku.ca/index.php/cws/article/view/14019], (consulté le 6 novembre 2023).
6 Rodolphe Caron, Marie Hélène Allain en dialogue avec la pierre, op. cit.
7 Suzi Gablik, The Reenchantment of Art (Londres, Thames and Hudson, 1991), p. 7.
8 Ibid., p. 32.