Dans sa pratique, Anouk Verviers fait. Modelant avec ses mains, son corps et son esprit, elle donne aux matériaux bruts des formes aux inspirations historiques, en se retournant vers certains héritages complexes et en regardant vers l’avenir avec ce qu’elle décrit comme des « expérimentations de science-fiction féministe ». Témoin de cette pratique, j’ai à maintes reprises senti son faire dans mes os, mes muscles et ma chair. Je l’ai ressenti dans la douleur chronique de mon genou, qui suit un cycle imprévisible d’inconfort et d’incertitude ennuyeuse.

Dans sa pratique, Verviers défait également. Elle s’affaire à démanteler ce qui a été érigé en démêlant un réseau complexe de filiations et de relations. En tant que membre de son public, je reçois cette étape du processus comme une délivrance, une expiration libératrice qui restaure les bases. On prend soin de moi dans les mondes immersifs de Verviers. Aussi confrontants que puissent l’être ces univers dystopiques, je, en tant qu’observateur engagé, suis pris en considération.


La récente performance de Verviers, Building, destroying, and rebuilding cob columns as high as our bodies (2023), présentée durant le Goldsmith Degree Show à Londres, est fortement investie dans des actions partagées et incarnées de fabrication et de destruction collective. Pour Verviers, qui combine plusieurs techniques – recherche, vidéo, sculpture, installation et performance – dans un processus à multiples étapes, la nature épisodique, répétitive et laborieuse de sa pratique n’est pas inspirée par un conflit phallocentrique, sisyphéen et existentiel, mais par un parcours visant à déconstruire la perception négative des tâches cycliques qui doivent être répétées1.

Anouk Verviers, Building, destroying, and rebuilding cob columns as high as our bodies (2023). Arrêt sur image de documentation vidéo de performance. Expérimentation féministe de science-fiction 18h réparti sur 6 jours. Photo : Hsiao-Chien Chiu


Plutôt que d’évacuer entièrement le labeur (une quête qui semble improbable, voire impossible, considérant ce qui doit être fait afin de sauver notre existence, faire amende honorable à notre planète et créer de nouveaux liens durables avec des individus qui nous ressemblent), Verviers se penche sur un autre type de pratique. « Le travail des femmes » si souvent invisibilisé ou sous-estimé, et la « douleur des femmes » – comme celle créée par l’endométriose qui est à la base de l’exploration de Verviers dans Building, destroying, and rebuilding –, tous deux sous-étudiés en médecine et mis de côté historiquement, deviennent des points d’entrée afin de démanteler la conception occidentale voulant que le labeur cyclique sans fin soit nécessairement destructeur, un mal qui détruit l’âme.


Dans The Cultural Politics of Emotion (2004), la philosophe Sara Ahmed écrit à propos des expériences de la douleur comme quelque chose qui matérialise l’environnement qui nous entoure. Il vaut la peine de la citer pour comprendre de quelle manière la douleur fait et défait notre existence même dans ce monde : « C’est à travers l’intensification des sensations de douleur que les corps et les mondes se matérialisent et prennent forme, ou que les effets de la limite, de la surface et de la fixité se produisent. Dire que les sensations sont déterminantes dans la formation des surfaces et des frontières c’est suggérer que ce qui “fait” ces frontières les défait aussi. En d’autres mots, ce qui nous sépare des autres nous lie aussi aux autres3. » Pour Ahmed, une éthique de la douleur débute par l’acceptation de cette réalité incommensurable : la douleur est à la fois une expérience identifiable et partagée, et une connaissance corporelle irréductible qui ne peut être essentialisée ou universalisée.

« Alors que la douleur peut sembler évidente – nous connaissons tous et toutes notre propre douleur, elle brûle à travers nous –, l’expérience et la reconnaissance même de la douleur en tant que telle impliquent des formes complexes d’association entre les sensations et les autres types “d’états émotionnels”2. »


Avant même d’entrer dans la performance de Verviers, le public tombe sur une vidéo intitulée Cybernetics hands playing in the mud (a community of bodies hosting migrating cells). Dans le film, Verviers narre les aspects sous-jacents à l’œuvre avec une voix hors-champ robotique accompagnant des illustrations médicales rotatives d’un ovaire présentant des lésions liées à l’endométriose. Certaines phrases vont loin, suggérant la dissolution des notions romantiques masculinistes associées à l’artiste souffrant et visionnaire. Mais nous sommes plutôt en présence d’une cyborg féministe du XXIe siècle cherchant des matériaux durables et organiques dans une quête pour une toute nouvelle communauté de soin.

Verviers déclare : « Je continue à lire ces essais à propos de la façon dont l’oppression envers les femmes et l’oppression envers la nature ont débuté lorsque les êtres humains se sont établis et ont commencé à cultiver des céréales plutôt qu’à ramasser des noix. Cultiver demandait beaucoup de travail et de nombreux enfants pour vous aider… Ma santé est commanditée par l’Anthropocène. J’ai besoin de ce dispositif [médical] pour empêcher mon utérus de créer du tissu cicatriciel un peu partout4. »

Dans sa pratique performative spatiale, fluidement adisciplinaire, Verviers refuse de renforcer les règles, les codes ou les normes du monde de l’art occidental qui a assimilé la douleur héroïque à la virtuosité. Chercher incessamment à atteindre le sommet – rivaliser pour être la personne la plus pitoyable – est une caractéristique du cauchemar capitaliste de l’ascension sans fin que l’on entretient soi-même. Elle s’oppose à cette idée et à tout ce qui nous fait croire que l’art contemporain se produit en silo de manière acerbe et violente, en en faisant une entreprise invariablement solitaire et misérable. Elle se réapproprie plutôt l’acte du labeur cyclique en emmêlant les politiques de la douleur chronique, les récits de patriarcat et de sexisme, et les contradictions de l’Anthropocène dans la quête d’une fraternité inspirée de la science-fiction. Comprendre la pratique de Verviers par le biais de la performance nous aide à circonscrire son habileté à échapper aux structures et aux restrictions d’une vérité ou essence unique, facilement définissable et immédiatement saisissable. Chacun de ses projets est un monde en soi et, à ce titre, ils sont constitués de plusieurs composantes qui ne peuvent être isolées les unes des autres. Cette construction d’univers fait partie du faire et du défaire, un processus performatif réitératif qui ne mène pas à un seul endroit en particulier mais à une situation, une rencontre ou un événement plus grands.

Anouk Verviers, Building, destroying, and rebuilding cob columns as high as our bodies (2023). Vue d’exposition. Expérimentation féministe de science-fiction. Performance et installation video. 18h réparti sur 6 jours. Photographe : Anouk Verviers

Building, destroying, and rebuilding accomplit cela en partageant l’ouvrage, en décentralisant le génie de l’artiste solitaire, et en faisant et défaisant collectivement avec des collègues performeurs et performeuses – qui proviennent tous et toutes d’un groupe de lecture auquel Verviers appartient nommé Exhausted hybrid species feminist reading group.

Dans cet exemple, l’emploi d’une collaboration précise, non chorégraphiée et flexible évoque l’importance du jeu dans la pratique de Verviers. En mentionnant le geste de construire des colonnes en torchis pour Building, destroying, and rebuilding, qui était présentée quotidiennement pour une période de trois heures durant le Goldsmith Degree Show, elle établit un parallèle avec une séance d’entraînement5. Dans The Cultural Politics of Emotion, Ahmed aborde le conditionnement culturel qui entoure le plaisir : « Le plaisir ne devient un impératif qu’en tant qu’incitation et récompense pour un bon comportement, ou en tant “qu’exutoire approprié” pour les corps qui sont occupés à être productifs (travailler dur jouer dur). Cet impératif ne consiste pas seulement à avoir du plaisir comme récompense, mais il faut aussi avoir le bon type de plaisir dont la justesse est déterminée selon son orientation vers un objet. Le plaisir n’est “bon” que s’il est orienté vers certains objets, et non vers d’autres6. »

Anouk Verviers, Building, destroying, and rebuilding cob columns as high as our bodies (2023). Arrêt sur image de documentation vidéo de performance. Expérimentation féministe de science-fiction.18h réparti sur 6 jours. Photo : Thomas Turner


C’est là que réside la contribution la plus radicale de Verviers au démantèlement des conceptions répandues voulant que le labeur soit un cycle destructif : elle identifie l’importance de détacher la pratique artistique du faire d’une quête téléologique orientée vers une fin, l’adoptant plutôt comme une forme de plaisir en soi. Si la pratique de l’artiste doit se poursuivre, puisque les efforts de cohabitation sur cette planète en déclin ne sont pas achevés, alors nos approches du travail et de la main-d’œuvre doivent être modifiées. Verviers n’est pas nihiliste; elle offre plutôt un geste autonome et collectif qui ne vise pas une « justesse » ou une « orientation » particulière mais nous invite à rejoindre un écosystème cyborg-féministe ouvert et ludique, qui se déploie continuellement.


Cette nouvelle ontologie est la raison pour laquelle je ressens un optimisme, un espoir et une joie incommensurables lorsque j’expérimente l’œuvre de Verviers, aussi difficile que le sujet puisse l’être. Même face au chaos de mon genou imprévisible, de l’effondrement du monde autour de moi, et des restrictions du monde de l’art, je me rappelle que la clé pour me détacher de cette spirale de la mort est de jouer. De faire et de défaire à ma guise.

Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise peut être consultée ici.

1 Échange par courriel avec l’artiste, 1er octobre 2023.
2 Traduction libre de Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion (Édimbourg : Edinburgh University Press, 2004), p. 23.
3 Traduction libre d’Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, ibid., p. 24-25.
4 Traduction libre d’Anouk Verviers, Cybernetic hands playing in the mud (a community of bodies hosting migrating cells), essai vidéo (2023), boucle parfaite, 4 min 53 sec.
5 Échange par courriel avec l’artiste, 1er octobre 2023.
6 Traduction libre d’Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, op cit., p. 163.