En entrant dans l’espace d’exposition de Joe Project, nous découvrons une scène nocturne. Il s’agit plus précisément d’une scène nocturne urbaine qui traduit des éléments appartenant à la ville dans laquelle nous vivons actuellement. Un film y est diffusé tandis que nous entendons la bobine en mouvement tout autour de la pièce. Cette œuvre est le résultat d’une collaboration, sous forme de dialogue, entre les artistes Maggy Hamel-Metsos et Alexandre Bouffard dont les pratiques relèvent de l’art conceptuel. En me penchant sur cette exposition, je souhaite examiner les façons dont les artistes traduisent leurs pensées ou leurs philosophies dans leur travail : comment comprenons-nous leur pratique au-delà des particularités de leur discipline?

Les œuvres d’Hamel-Metsos et de Bouffard peuvent toutes deux être interprétées comme des interventions spatiales qui redéfinissent l’espace d’exposition et suggèrent en même temps d’autres façons d’expérimenter un lieu – dans ce cas, la rue – et d’y exister. Transposer la rue à l’intérieur de la galerie est un moyen de repenser non seulement la conception de l’espace d’exposition, mais également les façons dont nos corps réagissent aux stimuli que créent la rue et ainsi, agissent sur celle-ci. La pièce d’Hamel-Metsos fait allusion à cette notion du corps en action : l’artiste se met en scène devant la caméra alors qu’elle marche en portant des talons hauts. En défilant, la pellicule trace les contours de la galerie, alors que la longueur de celle-ci, mesurée en pieds, illustre la marche de l’artiste, qui occupe chaque plan du film.

Alexandre Bouffard, Shell 1 (2023). Vinyle perforé sur verre trempé, caoutchouc, quincaillerie en aluminium et en acier. Photo : William Sabourin. Courtoisie de Joe Project

Dans la pratique d’Hamel-Metsos, l’exposition (whole wide world, 2022; house of cards, 2023) se présente comme une interlocutrice qui s’adresse au public, et c’est dans le cadre de cette conversation qu’elle existe comme une œuvre. Dans cette réflexion sur la pratique, elle considère l’œuvre comme étant plutôt une proposition qui n’est pas conceptuellement fixée et qui, par conséquent, est intrinsèque à la matérialité de l’exposition. À Joe Project, son intervention suggère une lecture du fonctionnement mécanique de la mémoire en retraçant les images inscrites dans la séquence linéaire à l’aide d’un boîtier lumineux et d’un dispositif en mouvement qu’elle a construit. Dans le cadre de cette expérience, un quatrième mur a été bâti pour bloquer les fenêtres de l’édifice de la rue Chabanel afin de permettre l’expérience temporelle d’une scène nocturne.


Parallèlement, l’œuvre de Bouffard présente le plan architectural d’une ville gravé dans de grandes plaques de verre en relation avec un lampadaire. Dans sa pratique, le travail émerge de la disposition spatiale des objets, tout en suscitant une conversation autour de la conception et de l’exécution de l’architecture. L’essence de sa pratique peut ainsi être interprétée comme un engagement envers les gestes architecturaux spécifiques à un lieu qui orientent la participation du corps humain dans l’environnement bâti.

Alexandre Bouffard, Shell 1 (détail) (2023). Vinyle perforé sur verre trempé, caoutchouc, quincaillerie en aluminium et en acier
Photo : William Sabourin. Courtoisie de Joe Project

Dans les deux cas, la « réalité » qui est observée dans la rue est réorganisée grâce à un plan représentant la ville qui attend d’être replié ou grâce au synchronisme des pas et d’un métronome. En exécutant cette action de réorganisation, les artistes sous-entendent une recherche autour de notions plus larges telles que le privé et le public, l’idée de l’échelle, et les concepts de sécurité et de pouvoir. En plus de retracer un ensemble d’images en réfléchissant au déploiement de la mémoire à travers la vision, Hamel-Metsos spécule sur le fait que les êtres humains peuvent être sujets à certaines lois et sur la manière dont ils y obéissent. L’orchestration de ses pas en harmonie avec le tempo que nous entendons nous rappelle que le pouvoir est souvent exercé par le synchronisme.


De façon semblable, la structure vitrée de Bouffard reflète le temps d’attente que nos corps subissent lorsque nous patientons dans et autour de l’écran de verre protecteur d’un abri d’autobus. Dans cet exemple d’attente, une tension émerge à mesure que nous sommes attentif·ive·s à notre environnement. Son œuvre crée une conversation autour de cette attention alors que l’artiste réfléchit à l’aspect communicatif des publicités que nous consommons en cette période d’inactivité. Cette interprétation alimente égale ment la définition des villes occidentales comme des endroits façonnés par le consumérisme et par un rythme effréné. En juxtaposant le plan d’une ville au concept architectural de l’arrêt d’autobus, lequel implique un moment d’arrêt, Bouffard démontre une habileté à traduire l’espace en temps.

Maggy Hamel-Metsos, O.W.M.B (détail) (2023). Film Ektachrome, acier galvanisé, bobines, engrenages, plexiglas, lumières, moteurs, quincaillerie et métronome. Photo : William Sabourin. Courtoisie de Joe Project


En travaillant de manière collaborative, Hamel-Metsos et Bouffard ont créé une exposition de contrastes qui, respectivement, met de l’avant les aspects fragmentaires de l’image en mouvement et nous invite à réfléchir à la façon dont nous percevons une image lorsque nous ne bougeons pas. L’œuvre, une fois de plus, survient comme le résultat d’une tentative de traduction du sens de l’espace qui est propre aux artistes. Et c’est peut-être à l’intérieur des paramètres de cette approche que nous pourrons possiblement définir de tels engagements envers l’art conceptuel.


Au-delà des multiples formes que l’œuvre peut prendre, les pratiques des artistes tournent ici autour de leur perception du monde et de la façon dont il et elle entrent en relation avec le public tout en conversant ensemble à propos de ce répertoire de pensées. L’exposition devient une proposition scénaristique pour des récits qui sont entrelacés dans les éléments spatiaux de la galerie et desquels ils dérivent. Grâce aux interprétations interchangeables que les artistes donnent à l’espace en le reconnaissant et en se l’appropriant, à chacune des mises en exposition, un nouveau dispositif de traduction des scénarios et des pensées est construit.

Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise est publiée sur viedesarts.com