Il y a un an, dans ces mêmes pages, je questionnais la capacité des acteurs du marché de l’art à sauter dans l’ère numérique, ce qui leur permettrait de s’adapter à une transformation des pratiques commerciales traditionnelles, dans la sphère globale autant que dans l’espace local. Force est de constater qu’avec la pandémie de COVID-19 et la distanciation sociale imposée à l’échelle mondiale, ce virage s’est accéléré ; nous sommes aujourd’hui témoins de cette globalisation magnifiée. Au printemps 2020, la majorité des galeries et des foires avaient lancé leur initiative numérique : Art Basel créa Online Viewing Rooms en remplacement de Basel Hong Kong, Frieze proposa Frieze Viewing Room, New Art Dealers Alliance lança FAIR. Au plan régional, la foire montréalaise Papier s’est aussi adaptée pour permettre, pendant trois semaines en juin, à quelque 18 000 visiteurs d’avoir accès en ligne aux œuvres de 44 galeries canadiennes.

Alors que le sociologue de l’art et de l’économie Olav Velthuis suggérait dès 2014 que la foire et Internet étaient deux espaces où le collectionneur possédait davantage de capital économique, on peut se demander pourquoi la fusion entre les deux ne survient qu’aujourd’hui. D’ailleurs, le galeriste David Zwirner, très actif sur les réseaux numériques depuis plusieurs années déjà, a récemment déclaré à Artnet News que l’avenir des foires était remis en question par la numérisation qui s’opère dans les mondes de l’art. Pourrait-on désormais entrevoir un contexte où le numérique jouerait un rôle de premier plan en permettant le développement de structures innovantes et plus efficaces commercialement ? Cet article s’attarde à un pan de cette question en évaluant l’adaptabilité des événements dans l’espace numérique.

Moridja Kitenge Banza, Je crois savoir comment il me voit 1 No1 (2020)
Crayon de couleur sur carton archive Collection privée, Montréal Œuvre exposée à la foire Papier 2020 Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Hugues Charbonneau

Repenser l’expérience des foires virtuelles 

Les premiers modèles de foires virtuelles, comme VIP Art Fair, ont achoppé il y a une dizaine d’années. Pour éviter de se heurter aux mêmes embûches, les initiatives actuellement mises en place par les grandes foires se sont généralement positionnées comme des plateformes d’exposition, accessibles à un public local autant qu’international, plutôt que comme des événements commerciaux. Par exemple, bénéficiant de la notoriété d’Art Basel, Online Viewing Rooms promettait dans son communiqué de presse d’articuler un espace « virtuel » où la matérialité des œuvres n’était pas substituée mais plutôt mise en valeur par un commissariat qui se voulait 4.0. Du côté de la foire Papier, on embrassait plutôt la nature démocratique et commerciale de la foire par la mise en ligne d’un outil de réalité augmentée pour les collectionneurs et d’un catalogue d’œuvres accompagnées de leur prix.

Pourtant, dans la plupart des foires virtuelles, l’expérience fut décevante : certes, des programmes éducatifs toujours plus diversifiés était déployés en vidéoconférence, mais les foires en elles-mêmes ne consistaient généralement qu’en un site Web faisant défiler une série de photographies d’œuvres, souvent plaquées dans un white cube. L’aspect commercial n’en était que rehaussé par le fait de devoir faire défiler des pages de « produits », ce qui rendait finalement l’expérience pas plus excitante que d’acheter un gadget sur Amazon. La faible couverture critique de ces événements dans leur forme virtuelle démontre possiblement que de telles initiatives « hybrides » n’ont pas répondu aux attentes ou aux besoins. L’hybridité ici réside dans la tentative des organisateurs de ne pas substituer les bénéfices de l’expérience physique de la foire pour plutôt proposer, en attendant la reprise des événements à grand déploiement, une base de données d’images et une plateforme qui met en relation les collectionneurs et les galeristes. Si cette formule est tout de même intéressante à certains égards, il n’en demeure pas moins que les environnements numériques qui furent ainsi créés sont statiques et non expérientiels – tout le contraire de la nature d’une foire dans l’espace physique.

Pourtant, notre culture humaine est désormais façonnée par ce que le théoricien de la culture numérique Lev Manovich nommait notre « culture logicielle » en 2010 – ou notre « culture numérique », telle qu’énoncée par plusieurs théoriciens. Il est ainsi illusoire de penser qu’il y aurait une culture qui ne serait pas en relation avec la culture numérique en Occident. Néanmoins, l’adaptabilité forcée par le confinement et l’accélération du virage numérique des acteurs les plus traditionnels a mis en évidence la résistance présente encore aujourd’hui dans la promotion d’un art que certains considèrent dématérialisé dès qu’il est question de mettre des œuvres en ligne. Les modèles de viewing rooms – pour les foires autant que pour les galeries – ont émergé et se sont multipliés avec un point commun : l’usage d’Internet comme un outil (de communication), et non pas comme un espace à part entière, où l’expérience est véritablement possible. Cette approche, en plus du manque d’innovation des modèles d’événements virtuels qu’il nous a été donné de voir, démontre qu’un repositionnement plus en profondeur est nécessaire. Dans une entrevue accordée à CNN en avril dernier, la galeriste suisse Dominique Lévy a justement défini les viewing rooms comme une « intéressante expérience qui ne fonctionne pas ».

Comme on le constate actuellement dans des secteurs très opérationnels comme l’organisation d’événements, le virtuel est souvent décrit comme une expérience immatérielle, et donc opposée à l’espace physique. Pourtant, la matérialité du numérique est une notion déjà très bien établie.

Aller vers le virréel ?

Le monde numérique est encore trop souvent décrit comme « virtuel », bien qu’il soit établi par nombre de chercheurs que ce terme est désuet depuis la fin des années 2000. Comme on le constate actuellement dans des secteurs très opérationnels comme l’organisation d’événements, le virtuel est souvent décrit comme une expérience immatérielle, et donc opposée à l’espace physique. Pourtant, la matérialité du numérique est une notion déjà très bien établie. L’artiste Solimán López (2019) propose une autre définition des espaces au-delà de ce débat virtuel/réel dans un récent article paru dans la revue Contemporânea : « Le seuil à partir duquel la technologie nous a positionnés ne concerne pas seulement des questions immatérielles, mais touche directement notre corps et sa relation avec l’espace, sa connectivité, son intimité […]. Son traçage et son positionnement, son appartenance et sa présence, sa correspondance et son lien avec les deux grands mondes qui se rejoignent déjà, le physique et le virtuel. Ce monde est le virréel » (traduction libre). Ce virréel est l’espace dans lequel, selon lui, prend place l’expérience du média qu’est le numérique.

On peut se demander s’il ne réside pas dans cette idée l’un des fondements de la Contemporary and Digital Art Fair (CADAF), une foire d’art numérique. En effet, CADAF Online a nettement mieux réussi son déploiement sur Internet en proposant une plateforme plus près du monde parallèle Second Life, dans lequel les participants avaient la possibilité de visualiser les kiosques et de se projeter dans l’espace de la foire de manière dynamique. Les visiteurs pouvaient constater l’achalandage autour des œuvres et entamer des discussions avec d’autres visiteurs ou les galeristes dans des salles de conversation privées ou publiques. Un article du Quotidien de l’art publié en juin dernier nous apprend d’ailleurs que cette fonctionnalité a engendré plus de 3 900 messages entre les visiteurs, et près de 900 messages privés ont été envoyés aux exposants par de potentiels acheteurs. La plateforme nouvellement développée fut introduite au public graduellement dans les mois précédant la foire, en étant expliquée au début de chaque « Happy Virtual Hour », des tables rondes bimensuelles avec des artistes ou experts du monde de l’art. Tous ces aspects démontrent la compréhension des organisateurs des tenants et aboutissants de l’espace social que constitue le Web. Marginal, cet événement, qui proposait pourtant l’expérience la plus totale parmi les foires numériques, n’attira que 4 000 visiteurs pendant ses quatre jours de mise en ligne. Il faut noter que les pratiques médiatiques qui y étaient présentées étaient probablement plus propices à proposer une interaction dynamique avec le visiteur en ligne.

Samuel Arsenault-Brassard, Corridor (2020)
Impression à encre pigmentée, 50 x 50 cm
Œuvre exposée à la foire Papier 2020
Courtoisie de la Galerie ELLEPHANT

En somme, les foires d’art organisées au printemps 2020 nous permettent de constater que le marché de l’art demeure un secteur où l’innovation et l’intégration de certaines notions, comme l’espace social du Web et la matérialité du numérique, semblent plus difficiles. Par ailleurs, il est un fait connu que la capacité de concentration du grand public vis-à-vis des objets physiques s’est considérablement réduite, malgré toutes les tentatives de médiation dans l’espace du musée, de la foire ou de la galerie. Le public est à la recherche d’événements mémorables et les œuvres qui permettent une expérience immersive et active répondent à ce besoin1, qu’elles soient en ligne ou dans l’espace institutionnel ou marchand.

Et justement, alors que ce type d’installations immersives et expérientielles est toujours présenté dans les projets spéciaux et commissariés des foires « physiques », on peut se demander finalement pourquoi les éditions virtuelles n’ont proposé presque exclusivement que des œuvres photographiées, collées de manière statique sur le Web, alors qu’il existe des pratiques artistiques qui ont intégré, depuis longtemps, les réseaux et les technologies numériques. Les événements qui se déploient numériquement auraient ainsi pu proposer des expériences plus immersives dans un espace non plus virtuel, mais peut-être virréel. La promesse d’Internet de constituer un « village global unifié » ne serait ainsi pas utopiste mais plutôt en pleine matérialisation, du moment où l’on adhérera collectivement à l’idée que le numérique ne se substitue pas à l’expérience physique et qu’il permet une expérience à part entière.

(1) Voir Scott Reyburn, « Snap and Go: the Pros and Cons of the Art Experience Economy », The Art Newspaper, 2 décembre 2019 [en ligne]