Triomphante et tragique Joan of Art
La biographie est un genre littéraire où excellent les écrivains anglo-saxons, et celle que Patricia Albers consacre à Joan Mitchell confirme cette réputation. Elle justifie pleinement le surnom de « Joan of Art » que lui attribua Riopelle durant les vingt-quatre années d’une vie commune exaltée et déchirante.
Tant de « biographies » se limitent à des récits anecdotiques qui ne cherchent pas à pénétrer l’énigme de la création, ce lien essentiel et mystérieux que l’œuvre entretient avec la vie, à l’insu de l’artiste lui-même ! Pour éclairer ces arcanes, trouver le ou les fils d’Ariane qui mènent au cœur du labyrinthe, il faut évidemment une intime fréquentation des œuvres et des arts dont témoigne Patricia Albers, auteur d’articles, de catalogues et commissaire d’expositions. Le sujet excluait toute approche unidimensionnelle limitée à la peinture formelle et à l’histoire de l’art académique selon Greenberg. D’ailleurs, le célèbre critique n’aimait pas son travail (contrairement à Harold Rosenberg) et la barrait de certaines galeries, dont celle de Tibor de Nagy.
Ce qui domine après lecture de ces 500 pages, c’est la prodigieuse culture de Joan Mitchell, artistique, littéraire et musicale. Sa passion pour les livres, de poésie en particulier, elle l’hérite de sa mère Marion Strobel, une « lady poet » qui publie régulièrement dans Poetry : A Magazine of Verse (fondé en 1912), et occasionnellement dans The New Yorker. Joan est nourrie par la poésie de Rainer Maria Rilke qui l’accompagne toute sa vie, les romantiques anglais, T.S. Eliot, Verlaine, Baudelaire. Joan enfant écrivait des poèmes et son Autumn fut publié en décembre 1935 dans Poetry. Sa créativité picturale est poétique, proche de celle de Wordsworth dans la mesure où son sujet n’est pas la nature, mais l’impression renouvelée par le souvenir de la nature. Son univers est habité par des thèmes de prédilection revisités et réanimés sa vie durant. Lac : les eaux terrifiantes du lac Michigan et celles du lac Forest aux vacances estivales, celles du lac Masson dans les Laurentides. Arbre : Cypress, Hemlock, Tilleul… Tournesols hérités de Van Gogh (son peintre préféré dès ses six ans, quand elle visite les riches collections de l’Art Institute of Chicago), dont elle cultive une collection à la Tour de Vétheuil : Two Sunflowers. Les couleurs : Blue Territory, Gentian Violet, La Vie en Rose, Wet Orange… Les ponts, structures métalliques de la modernité qui la rapprochent de son grand-père maternel Louis Charles Strobel, un des magnats du fer et de l’acier à Chicago pour la construction des voies ferrées, des ponts, des gratte-ciel, dont elle admirait les dessins d’ingénieur ; les poutrelles qui la fascineront dans les architectures puissantes en noir et blanc de Franz Kline. Une de ses premières réussites s’intitule Cross section of a Bridge.
Avec Baudelaire, la filiation tient au phénomène des synesthésies, évoqué dans Les Fleurs du Mal. Les Correspondances relèvent d’une particularité physiologique qu’elle partage aussi avec Gershwin, Miles Davis, Van Gogh, Kandinsky… Comme Rimbaud, elle voit en couleurs les lettres de l’alphabet, même si ses couleurs à elle se différencient de celles des Voyelles (p. 54). Les personnes qui l’entourent se meuvent dans leur couleur. Les émotions irradient des couleurs spécifiques : « Thus color and emotion were one and the same. Hope was sun-drenched, satin-curtainy yellow. Ecstasy was blue. Loneliness was dark green and clinging. Despair and depression showed up as silvery white, that white metallic color, that horrible color which is not at all a color. » (p. 56). Cette faculté aiguë, bizarre, mal connue avant 1990 (grâce, à cette date, aux études neurologiques de Richard E. Cytowic), impose à sa vue des évidences imperceptibles aux autres, abruptement non discutables ! Elle contribue sûrement à faire de l’artiste la magistrale coloriste qui se révèle dans les grands formats.
Comme un homme
La musique bat le rappel des souvenirs d’images, d’émotions engrangées, elle induit le geste premier, la trace génératrice. Elle accompagne la peinture jour et nuit à l’atelier, pulse des rythmes, une respiration, Bach, le jazz, la Callas, les interprétations du pianiste viennois Paul Badura-Skoda… « Everyone in the building knew that when classical music, usually Mozart, was blaring from the top-floor front apartment, Joan Mitchell was in her painting mode and was not to be disturbed. The music was often very loud, but no one ever seemed to complain. » (p.193).
Le bonheur pour Joan consiste à peindre dans un atelier à soi, avec un tourne-disque et un chien. C’est ainsi qu’elle apparaît dans Art News, octobre 1957, dans son atelier du 60 St Mark’s Place qu’elle gardera trente ans (même sans l’occuper), devant ses toiles en compagnie de son caniche George. She made it, comme ses confrères de Kooning, Kline et Pollock, les big boys de l’École de New York, malgré les préjugés machistes auxquels elle se heurte de plein fouet : ceux des galeristes, de Greenberg, de Hans Hoffmann dont elle suit les cours, des artistes eux-mêmes, de son propre père qui ne s’est jamais caché d’avoir désiré un fils après la naissance de sa première fille Sally. Jimmy Herbert Mitchell fit carrière au « Chicago’s Presbyterian Hospital, where he would enjoy a distinguished forty-year career as a dermatologist and syphilologist » (p. 21). Éminemment cultivé dans tous les domaines (les langues, les sports, l’aquarelle, la photographie, etc.), il donne à ses filles une éducation exceptionnelle qui développe leurs aptitudes et leur personnalité, avec une discipline implacable, à la Francis W. Parker School aux méthodes novatrices.
« Joan of Art » la bien nommée (par Riopelle) se bat comme un homme, avec une volonté de fer pour s’imposer parmi les meilleurs dans tout ce qu’elle entreprend, aussi bien la natation, le patinage artistique de compétition nationale, et la peinture qu’elle décide de choisir, l’art abstrait délibérément, parce que sur cette voie son père la lâche, perdant tout repère, tout critère critique. « Art is not a career but an identity » (p. 89). Elle s’habille comme les copains, comme on le fait aujourd’hui : pantalon, chemise flottante, pull masculin, alors que triomphe le « new look » de Dior, qu’elle aurait les moyens de se payer. Elle boit, fume, parle comme un mec, revendiquant la liberté sexuelle conquérante qui est l’apanage du mâle. Elle s’est libérée à son corps défendant, au prix de plusieurs avortements, bien avant les manifs féministes qui l’agaceront dans les années 1970, comme elle est de gauche et communiste vers 1945, bien avant Mai 68 dont elle déteste « la chienlit » du haut de sa Tour. Elle a sa place au bar The Cedar, au Club macho de la 8e rue fondé par les piliers de l’expressionnisme abstrait, où la règle était : « No homosexuals, no commnists, no women [since] each of those groups has a tendency to take over » (p. 175). Elle est du groupe, par exception, mais on voit bien que sa peinture vient d’ailleurs, ni action painting, ni expressionniste : abstraction lyrique, post-impressionnisme abstrait plutôt, mais avec une liberté et des dimensions tout américaines, dans la tradition de la Grande peinture pétrie de culture, mais contemporaine. Elle peint par ajouts réfléchis, prenant du recul avant chaque modification de la toile.
Privilégiée qui s’ignore, libre de tout souci financier sans le montrer, « bobo1 » de haute volée qui déteste les filles de riches, peintre qui adopte de Kooning pour père et sa psychanalyste viennoise Edrita Fried pour mère2, elle cache sous l’agressivité de son armure à piques d’acier la fragilité maladive, les peurs, les angoisses d’une enfant, qu’elle malmène. Sa vie amoureuse est un champ de batailles, d’aventures simultanées, d’infidélités, de jalousies et de rancunes, de vacheries autodestructrices (ne le cédant en rien à Riopelle), dont Patricia Albers multiplie les récits, captés au cours de nombreux témoignages, entretiens téléphoniques (dont beaucoup rapportent des paroles que Joan aurait dites à untel qui les rapporte à la biographe) et extraits de lettres (les archives de la Fondation Joan Mitchell en sont bien pourvues). Ses amitiés ne sont guère plus sereines, même si elle réussit à garder quelques fidèles jusqu’à sa mort ou presque, dont Gisèle Barreau, musicienne et compositrice originaire des environs de Nantes évoqués dans la somptueuse série des Grande Vallée, et son premier mari, le magnanime Barney Rosset.
Les années Riopelle
Barney est un ami d’enfance, fils du riche financier partenaire de Jimmy Roosevelt, qui dirige le Chicago’s Metropolitan Trust. Ils se marient à la mairie du Lavandou, en Provence, le 10 septembre 1949, après avoir vécu ensemble à New York. Joan est en France grâce à une bourse d’études de 2 000 $ obtenue à l’arraché, la James Nelson Raymond Travel Fellowship. Barney la rejoint à Paris où elle crève de froid, et ils fuient vers la Côte d’Azur dans la Jeep Station Wagon au réservoir plein qu’il a fait venir en avion-cargo, son père étant ami du propriétaire de la compagnie aérienne. Mariés, ils traversent l’Atlantique en première classe, avec tous les tableaux peints par Joan durant son séjour, « which were ferried by rowboat to the ship anchored off-shore, without her having to unstretch them » (p. 136). Il rachète en 1951, sur les conseils de Joan, Grove Press, qui devient grâce à lui la célèbre maison d’édition de l’avant-garde : Kerouac, Beckett, Henry Miller, Jean Genêt, etc. Elle le quittera pour un peintre, Mike Goldberg, bien que ne souhaitant pas divorcer. Après avoir fréquenté Sam Francis et le musicien David Amram, parmi la longue liste d’Américains à Paris qu’elle contacte en 1955, son destin croise, comme on le sait, celui de Jean-Paul Riopelle3. Ils se rencontrent à une soirée donnée par Hedda et Saul Steinberg. Joan vient de fêter tristement son trentième anniversaire. Riopelle, à 31 ans, est déjà une star « traînant tous les cœurs après lui ». Dès 1958, Joan est déterminée à réussir une vie commune avec Jean-Paul, « to work out something decent », et même de faire l’expérience de la maternité. Elle « adopte » ses deux filles, Yseult et Sylvie. Elle exige son divorce avec Françoise, ce qui n’est pas une mince affaire dans la province catholique de Québec et selon la loi canadienne qui procède au cas par cas. Après quatre années de démarches coûteuses, il est obtenu en 1962. Trop tard en somme : « Jean Paul had already decided that, crazy as he was about Joan, there would never be a next marriage or divorce, nor would there be a next child. » (p. 272). Est-ce La Ligne de la rupture ? Joan a subi un nouvel avortement (1957- p. 240), quand elle apprend qu’Yvonne Fravelo est enceinte de Jean-Paul (p. 274)… Joan repart à New York (mars 1959), puis revient. Hormis quelques détails, Patricia Albers mettant les points sur les i de certaines relations parallèles (qui est donc cette « Marcelle, French Canadian friend of Joan » ?), on n’apprend rien de nouveau sur cette passion dévorante, ni sur les 24 ans de leur vie partagée. Les portraits des protagonistes s’avèrent justes. Mais changer de point de vue revient toujours à changer l’histoire, et il est fort intéressant d’adopter ici la perspective de Joan. Le mur aveugle demeure entre les deux œuvres, intouché, ignoré comme un tabou, comme s’il était possible qu’elles soient étanches à toute interrelation, ou rétroaction (pour ne pas dire « influence ») !
La reconnaissance méritée
La dernière période de la vie de Joan a pour cadre la merveilleuse propriété de Vétheuil surnommée la Tour, là où Monet a vécu quelques années autour de 1878 dans la maison du jardinier. Elle l’achète en 1967 grâce à l’héritage obtenu à la mort de sa mère. « They could keep Frémicourt [leur appartement dans le 15e à Paris]. Joan bargained with Jean Paul : she would purchase Vétheuil if he paid for remodeling, utilities and maintenance. » (p. 312). Avec et sans Riopelle, qui a son atelier tout proche à Saint-Cyr-en-Arthies (et plusieurs lieux secondaires ou occasionnels !), elle y reçoit quantité d’amis, de jeunes artistes dont Hollis Jeffcoat, des musiciens dont Gisèle Barreau. Elle a un parc, un grand atelier strictement privé, trois superbes chiens bergers allemands, plusieurs personnes à son service. Elle finit par gagner la reconnaissance méritée des deux côtés de l’Atlantique, avec l’aide de deux galeristes admirables : Xavier Fourcade à New York et Jean Fournier à Paris. Mais bientôt sa vie se délite. Après quelques tentatives de ménage à trois, elle perd d’un coup son complice et celle qu’elle considérait comme sa fille adoptive : Riopelle et Hollis quittent définitivement la Tour pour vivre ensemble. La mort frappe autour d’elle et la prive de solides appuis : Xavier Fourcade, Harold Rosenberg, Tom Hesse… Surtout, plusieurs cancers la rongent. Ses dernières œuvres sont des pastels, des lithographies imprimées chez Tyler Graphics (Trees, Weeds, Fields), et un livre d’artiste sur des poèmes de Nathan Kernan. Après avoir visité en fauteuil roulant la grande rétrospective de Matisse au MOMA (« Matisse, that motherfuck !… You know, I really know all these already… He knew how to use blue ! » p. 424), elle rentre à Paris en Concorde pour mourir à l’Institut Curie. En 1994, une double exposition de ses œuvres attire 38 000 visiteurs au Musée de Nantes et 50 000 au Jeu de Paume. « Not bad for a lady painter », peut-on dire, comme elle le fit, sarcastique, à l’occasion de sa grande rétrospective à San Francisco en 1988.
PATRICIA ALBERS – JOAN MITCHELL LADY PAINTER : A LIFE
Alfred A. Knopf, New York, 2011
515 pages
62 illustrations N&B
8 pages couleurs
(1) Terme du langage courant, contraction des mots « bohème » et « bourgeois ».
(2) « having chosen a father in de Kooning, she found a mother in Fried. This compassionate woman who disregarded Freud’s recommendation of opacity and emotional neutrality gave Joan the undistracted nurturing attention that the artist’s own mother had not » p. 160. On peut s’inquiéter de cette dangereuse méthode !
(3) Voir aussi pour cette période le Catalogue raisonné Jean Paul Riopelle, Tome II 1954-1959 et Tome III 1960-1965. Yseult Riopelle, Hibou Éditeurs, Montréal, 2004 et 2009.