L’histoire de l’art fait ressortir depuis belle lurette les relations entre diverses figures marquantes, l’incidence que les courants ont pu avoir les uns sur les autres. Jobena Petonoquot, artiste anishinabe de la relève, étend son réseau d’influence à un vaste ensemble, intégrant à sa pratique aussi bien ce qu’elle perçoit dans les œuvres de certains artistes établis que dans l’histoire orale, le conte et les témoignages de son grand-père. Apprenant à évoluer au cœur d’un milieu artistique encore colonial, non sans l’aide de certaines relations, elle intègre ces différentes sources pour développer une posture qui lui est propre.

En mai, j’ai eu le plaisir de discuter avec elle de sa démarche, de ses influences, de ceux qui ont eu un impact sur son parcours. Cette conversation, transcrite et traduite, est ici entrecoupée d’une autre discussion avec sa mentore, Geneviève Goyer-Ouimette. Ces deux échanges s’entrecroisent, faisant émerger ce qui émane de ces transmissions.

Julia Caron Guillemette (JCG) — D’abord, j’aimerais en apprendre un peu plus sur ta démarche, sur ce qui l’a modelée. Est-ce que certains artistes ont influencé ton travail ?

Jobena Petonoquot (JP) — Avant d’être artiste visuelle, j’ai complété un baccalauréat en histoire de l’art. J’y ai été influencée par Ruth Cuthand. Elle a fait ces merveilleuses œuvres, des visions microscopiques perlées de maladies amenées par les colons en Amérique du Nord. Elle les a intitulées Trading Series (2009). Elle m’a beaucoup influencée parce qu’elle utilise l’histoire de l’art comme une arme. Je sens que, sans cette vision, je ne pourrais pas faire le type d’œuvres que je crée. 

Il y a aussi Yinka Shonibare. Une de ses œuvres que j’adore s’intitule Mr and Mrs Andrews without their Heads (1998). Il a pris des tissus particulièrement répandus en Afrique et en a fait des vêtements bourgeois de l’ère rococo, afin de critiquer la manière de penser coloniale. 

J’ai toujours été influencée par ce genre d’artistes, puisqu’ils sont très critiques du colonialisme. Je dis toujours que j’ai étudié l’histoire de l’art parce que je devais apprendre le langage du colonisateur. Pour moi, pour faire de l’art qui contre le colonialisme, il faut comprendre quel est son mode de pensée. 

JCG — Est-ce que tu dirais que tu prends l’héritage colonial pour le retourner contre les structures qui, nécessairement, en témoignent encore ?

JP — Oui, je l’utilise pour exposer leur mentalité. Par exemple, beaucoup de mes œuvres, comme Bringer of Death (2018) ou Gins of the Church (2022), sont inspirées de la dentelle victorienne. J’utilise aussi beaucoup de symboles chrétiens. 

JCG — Comme dans Resilient Repugnance: Baptism Gowns (2018), dans laquelle tu as perlé des croix sur des robes de baptême, pour ensuite les enterrer et les déterrer…

Jobena Petonoquot, Résiliente aversion : robe inhumée (2018)
Photographie (élément d’un triptyque), 76,2 x 76,2 cm
Collection de la Galerie d’art d’Ottawa : achat avec le soutien de la Fondation Stonecroft, 2023
Courtoisie de l’artiste

JP — J’utilise ces symboles pour aborder le mauvais usage du christianisme. On l’a utilisé pour justifier un agenda diabolique. Pas seulement contre les Premières Nations, mais contre toutes les minorités.

JCG — J’ai aussi cru comprendre que tu as été inspirée par des œuvres de Nadia Myre ?

JP — Surtout par ses œuvres de jeunesse. Elle a fait cette œuvre intitulée Indian Act (2000-2002), dans laquelle elle a perlé la Loi sur les Indiens. J’adore cette installation, parce qu’elle parle de tensions coloniales entre le gouverne­ment et les Premières Nations. Elle est basée sur le wampum, qui pour moi est un contrat officiel, ce que le gouvernement ne comprend pas puisque ça ressemble à de l’art, pour lui. J’aime cette barrière de langage qu’elle [Nadia Myre] a établie en perlant par-dessus le texte de loi. 

JCG — Et comment ce genre d’œuvre a-t-il influencé ta pratique ?

JP — Dans le sens que je veux utiliser l’art comme une arme, pour contrer le colonialisme et créer un nouveau récit. L’histoire des colons en est une imaginée à partir de ce qu’ils envisageaient pour eux-mêmes. Et ça ne nous incluait pas.

JCG — Tu m’as déjà parlé de Geneviève Goyer-Ouimette comme d’une mentore. Veux-tu m’en dire plus ?

JP — Elle m’a beaucoup influencée en tant qu’artiste, entre autres par son féminisme. Je ne savais pas que j’étais féministe lorsque je l’ai rencontrée.

Elle m’a appris à devenir artiste. Elle m’a présenté ses amis du milieu de l’art, des collectionneurs, et elle m’a montré comment appliquer pour des subventions. Elle m’a donné un certain pouvoir en partageant ces connaissances. 

Geneviève Goyer-Ouimette (GGO) — D’abord, je ne vois pas en quoi je serais plus sa mentore qu’elle a été la mienne. Peut-être que je l’ai été, mais de son côté, elle a fait du mentorat inversé pour moi. Lorsque tu es en situation privilégiée et que tu entres en contact avec des gens qui n’ont pas eu les mêmes privilèges, que tu es suffisamment à l’écoute et humble par rapport à ta position, au lieu d’être en mode transmission, tu es en mode réception pour réaligner ta perception du monde. Donc je pense qu’on avait une double relation de mentorat. J’étais mentore du « monde de l’art », des moyens de s’y professionnaliser. Et de son côté, elle partageait avec moi ce à quoi je n’ai jamais eu accès : ce que c’est de vivre en communauté, d’être Autochtone et de travailler dans le monde de l’art contemporain, etc.

JCG — Jobena, tu as aussi mentionné que Geneviève t’avait aidée à définir ta pratique ?

JP — Dans un sens, oui. Quand je lui ai parlé de mes intérêts en tant qu’artiste, elle m’a aidée à m’orienter. Par exemple, j’ai fait des mocassins pour Ode to My Grandfather (2018), mais ils prennent plus la forme de sculptures. C’est ce qu’elle m’a montré, que je pouvais les utiliser pour raconter une histoire, en faire plus que des objets utilitaires. 

Jobena Petonoquot, Ode à mon grand-père (2018)
Peau de cerf, perles, rubans de satin et velours (orné d’un merle et de motifs de plantes)
gauche : 22,9 x 11,4 cm
droit : 22,9 x 11,4 cm
Courtoisie de l’artiste

GGO — Si tu emploies une technique plus artisanale dans une pratique en art contemporain, tu dois lui donner un contenu. Une stratégie que je lui ai suggérée et qu’elle a adoptée par la suite, c’est lorsqu’elle a pris son œuvre Resilient Repugnance: Baptism Gowns et qu’elle l’a muséifiée, lui a donné un côté presque fantomatique. Elle a trouvé sa solution à elle pour ces objets-là.

JCG — À chaque fois que tu parles de ta démarche, Jobena, tu mentionnes ton grand-père. Veux-tu me parler un peu de la place qu’il occupe dans ta pratique ?

JP — Il a toujours été un rappel constant de l’importance d’être fiers de notre héritage. Il était moitié Algonquin, moitié Irlandais. Il a grandi alors que l’ère victorienne se terminait. À ce moment-là, tout type de pratique autochtone était condamnée par les colonisateurs. Cela incluait la chasse et la trappe. 

Il a pourtant chassé pendant très longtemps. Il parlait souvent du fait qu’il portait des vêtements victoriens, qu’il vivait dans une maison. Mais cela ne l’a pourtant pas empêché de pratiquer sa culture, en chassant et en trappant. Pour moi, il était un rebelle, parce qu’il n’a jamais cessé de pratiquer sa culture.

JCG — D’où le titre de ton exposition à la Galerie d’art Ottawa, Rebellion of my Ancestors (2022).

Vue de l’exposition La rébellion de mes ancêtres de Jobena Petonoquot (2022)
Galerie d’art d’Ottawa
Photo : Rémi Thériault
Courtoisie de l’artiste

JP — Oui. Je ne suis pas une chasseuse, mais je me considère comme une trappeuse. J’ai cette volonté de piéger les gens par l’esthétique de mes œuvres, pour les pousser à les regarder. En ce sens, je suis inspirée par mon grand-père. 

Je sens que s’il n’avait pas fait ce qu’il a fait, je ne serais pas là. Il m’influence en ce que je raconte ses histoires, que j’utilise son idée de la résilience et de la rébellion. Et ses histoires sont tout aussi valides que n’importe quelle ressource académique, bien que j’utilise les deux.

JCG — Cette fierté de ta culture, considères-tu qu’il s’agit de l’enseignement qu’il t’a transmis ?

JP — C’est celui que j’utilise dans mon travail. Cette notion d’histoire orale, du conte, est très répétitive. Ces idées que j’approfondis sont les mêmes depuis les cinq dernières années, et j’en fais quelque chose de complètement différent. 

C’est important de raconter mes histoires parce que, pendant une très longue période, on racontait nos histoires à notre place. Je sens que c’est le sens de ma présence dans cette sphère au sein de laquelle je navigue présentement. 

JCG — Sens-tu que tu racontes ses histoires également ? Celles de ton grand-père ?

JP — Oui ? Oui, parce qu’il y a des connexions avec mon grand-père. Je le garde toujours dans mes histoires.

JCG — Nous avons beaucoup parlé des générations précédentes, de comment elles ont influencé tes œuvres. Qu’en est-il des générations futures ? Qu’aimerais-tu transmettre aux artistes en devenir ?

JP — Je veux qu’ils sachent que le futur est Autochtone. La fausse documentation de nos peuples par les allochtones, les histoires qui ont été racontées par les colonisateurs, c’est parce qu’ils voulaient créer un futur pour eux-mêmes. Et nous, en tant qu’Autochtones, nous pouvons imaginer nos propres futurs. Parce que le futur est imaginaire. Et nous devons le créer pour nous-mêmes.

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Si l’artiste reconnaît l’influence d’artistes et de proches sur son travail, le legs qui ressort de ses œuvres est sans contredit celui d’une posture critique face à la colonisa­tion. Qu’il s’agisse de démarches artistiques ayant marqué la sienne, de son grand-père, ou de Geneviève Goyer-Ouimette, ce qui émane de cet héritage est sa transformation en une pratique rebelle et féministe. À sa façon, elle utilise ce qui lui a été transmis pour rêver un avenir, autochtone cette fois-ci.