Léo Rosshandler vogue à contre-courant. Alors que les artistes chinois s’approprient les codes de l’art contemporain occidental, il peint des scènes – c’est le cas de Deux amis – selon les règles de l’art chinois traditionnel. À sa manière, son propos est tout à fait actuel.

L’un pêche, l’autre cherche… on ne sait quoi : des champignons peut-être ou un objet qu’il aurait perdu. L’un sourit paisiblement. L’autre a le visage renfrogné. « Qu’est-ce qui vous dit qu’au bout de la ligne du pêcheur, il y a un hameçon ? » vous demanderait Léo Rosshandler, l’artiste qui a peint la toile intitulée Deux amis. Rien, bien sûr, sinon qu’il va de soi qu’un pêcheur pêche pour attraper des poissons et qu’au bout de sa ligne, il doit bien y avoir un hameçon et un appât, non ? Qu’est-ce qui vous indique que le promeneur, isolé au milieu des cinq arbres peints au bas du tableau, cherche quelque chose ? Rien. Il se promène, voilà tout. Mais pour l’instant, il est debout et immobile. Rien n’explique pourquoi il affiche une mine si triste. Soit. Mais alors que fait-il là ? Qu’est-ce qui justifie sa présence au bout de ce promontoire boisé ? Et le pêcheur alors ? Il tient distraitement sa canne à pêche et ne regarde même pas le fil tendu et tiré par l’eau.

Les deux personnages se connaissent, sinon pourquoi le peintre aurait-il intitulé son tableau Deux amis ? L’un vogue tranquillement sur l’eau ; l’autre observe le paysage d’un air contrarié. Rien ne montre la moindre relation entre eux. Seraient-ils fâchés ? Qu’ont-ils en commun ? L’un et l’autre attendent quelque chose : le pêcheur attend que le poisson morde à son hameçon invisible, le promeneur attend de retrouver l’objet qu’il a peut-être égaré et qu’ainsi se dissipe son inquiétude. Quant au spectateur de cette scène – vous et moi – il attend que se passe quelque chose.

Or, s’il est possible d’imaginer que le pêcheur a dû se préparer avant de se trouver dans la barque où on le voit pêcher, s’il est possible de deviner que le promeneur a dû se frayer un chemin avant d’atteindre le bouquet d’arbres où il est planté, rien ne permet de penser que le pêcheur attrapera un poisson ni que le personnage solitaire ne trouvera ce qu’il cherche. Le peintre laisse la narration pendante. Il laisse la fin de l’histoire qu’il a amorcée à la discrétion du spectateur. L’épilogue reste ouvert. L’énigme de la présence et, plus encore, de la relation entre les deux protagonistes demeure entière.

Léo Rosshandler, Deux amis (1992)
Acrylique sur toile, 120 x 80 cm

Mais alors qu’est-ce qui pourrait faire contrepoids à cette frustration ? Le paysage, bien sûr. Mais là encore, il n’invite pas à la paix que l’on pourrait espérer. Les îles escarpées, la mer, le ciel, les arbres, aussi imposants soient-ils, ne semblent pas là pour toujours. L’artiste montre bien l’érosion qui corrode les rochers qu’il a peints échevelés, les soubresauts qui agitent le courant qui emporte l’eau, et le ciel lui-même dont la bienveillance paraît incertaine. Ainsi, derrière l’apparente simplicité d’une scène marine anodine, se dissimulerait… un drame ! Spéculation que tout cela ?

L’une des clés du tableau Deux amis est à chercher ailleurs ; du côté de l’esthétique chinoise dite traditionnelle ou classique qui est à peu près millénaire mais dont, selon certains historiens, les règles formelles se sont imposées au XIIIe siècle. Il s’agit d’un paysage découpé dans un espace plus haut que large qui offre une lecture de bas en haut. Paysage de type Shanshui, il met en relation la mer et la montagne ; de plus, il est agrémenté d’un texte calligraphié (poème ou récit). La peinture de Léo Rosshandler répond à ces normes.

On le constate, l’artiste va délibérément à contre-courant. En effet, au moment où la peinture chinoise s’approprie les codes de l’art occidental contemporain (l’opération débute vers 1960), il décide de réaliser une œuvre selon les canons de l’art chinois traditionnel. Il se limite au genre paysage, négligeant volontairement les autres catégories : portrait, composition ornementale (fleurs, oiseaux) ou religieuse.

Cependant, si Léo Rosshandler adopte les principes structuraux et techniques de la peinture chinoise, il se les approprie au profit d’un propos qui exprime sa liberté d’artiste marquée par d’étonnantes singularités. Par exemple, bien avant leurs confrères impressionnistes, les peintres chinois travaillent par petites touches de couleur. Léo Rosshandler procède de même, mais prend soin de rendre très visibles les applications des touches de son pinceau sur sa toile. Il prend ainsi à contre-pied la convention autant chinoise qu’occidentale d’imitation illusionniste des apparences. Il ne craint pas de montrer sa manière de faire. Cette transgression le qualifie au titre d’artiste contemporain.

Dès lors, les éléments qui occupent sa toile sont « ses » montagnes, « ses » bras de mer, « ses » arbres, « son » ciel. De la même façon, les personnages tout réduits soient-ils et tout écrasés soient-ils par les forces naturelles qui les environnent, s’imposent comme « son » pêcheur et « son » promeneur solitaire. Dans ce paysage où mer et montagne dialoguent, où les personnages n’ont pour seul lien que leur silence, tout est fiction. Certes, puisque l’artiste invite à lire, sinon à écouter, une fable ou un conte.

Vous l’entendez ? Il était une fois, un pêcheur ; il avait probablement rendez-vous avec un ami, mais cet ami s’était égaré dans la forêt. Le pêcheur était parti à la pêche sans lui. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir son ami au milieu d’un bosquet et de le voir tout vexé d’avoir raté leur rendez-vous ! Alors, il décida d’approcher sa barque et…


Notes biographiques

Léo Rosshandler est né en 1922. Il vit et travaille à Montréal. Dès 1950, il a commencé à peindre à Mexico où il a entamé sa formation. Installé à Montréal, il a été directeur adjoint du Musée des beaux-arts (1958-1976) et directeur de la Collection Lavalin (1977-1989). Au cours des années 1990, il a décidé de reprendre ses activités de peintre. Il a notamment exposé ses œuvres à la maison de la culture Mont-Royal, à la Galerie d’art d’Outremont, à la Galerie Han Art, à la galerie de la Bibliothèque de Westmount, à la maison de la culture Rosemont-Petite-Patrie.

Léo Rosshandler est décédé le 10 juin 2020, à Montréal, des suites d’une fracture de la hanche.