Lorraine Pritchard considère l’acte de création comme un ensemble de phénomènes physiques et spirituels. Elle les retranscrit grâce à des éléments graphiques dont la composition est indéniablement inspirée par l’expressionnisme abstrait. Avec sa série Concurrence, l’artiste originaire des Prairies réussit à montrer dans un langage pictural subtil comment cet acte de création est pris en charge par le concept de synchronicité.

Acrylique sur toile réalisée en 2011, Rush est une œuvre à la fois complexe et envoûtante dans laquelle se superposent des formes géométriques. Celles-ci se rencontrent en un point d’intersection où s’arriment l’horizontalité et la verticalité. Après une lecture attentive de la composition, on remarque que la richesse du traitement plastique est intrinsèquement liée à la présence de plusieurs polarités, celles notamment de l’intuitif et du rationnel. En effet, entre la fragilité du trait et la force du mouvement, entre la transparence et l’opacité, l’intuition donne la réplique au rationnel dans un dialogue fascinant qui traite avant tout de la notion d’équilibre.

Dans Rush, l’artiste imbrique des plans qui portent la mémoire d’un geste tantôt instinctif et pulsionnel, tantôt ordonné et réfléchi. C’est notamment par un jeu de transparence et d’opacité que cette dualité se révèle. De l’aveu de l’artiste, une forme d’homologation s’opère, traduisant une correspondance sémantique entre l’intuitif et la transparence, mais aussi entre la méthode et l’opacité. En arrière-plan, une zone grise traverse la page de haut en bas. La verticalité ne semble pas pour autant être l’axe du geste de l’artiste. Le mouvement initial ne se serait-il pas plutôt effectué sur l’axe de l’horizontalité ? La texture des contours de la zone grise confirme cette perception : alors qu’à droite, le rebord est délimité par une ligne pleine scrupuleusement tracée, à gauche il est plus effacé ou dilué. La zone grise de l’arrière-plan est rehaussée d’une couche noire, puis d’une autre. Des formes rectangulaires rouges, bleues, jaunes ou blanches ont été disposées par-dessus s’échelonnant parfois sur l’axe de l’horizontalité, parfois sur celui de la verticalité. La super­position par strates crée le sentiment d’une perception tactile, accentuée ici et là par des lignes gravées dans la matière picturale. Ce travail d’une grande maitrise technique invite les polarités intuitives et rationnelles à trouver un équilibre.

Qu’expriment les formes géométriques qui se rencontrent dans Rush ? Lorraine Pritchard explique qu’elles modalisent l’architecture d’un espace. D’un espace observé en vue aérienne. Loin d’être anodine, cette précision est particulièrement révélatrice dès lors que l’on connaît la posture de l’artiste lorsqu’elle peint. N’utilisant pas de chevalet, elle met sa toile sur une table, se place au-dessus d’elle et y dépose la matière picturale. Cette position accentue l’effet de « vue aérienne » que l’on éprouve en regardant ses œuvres. Face à Rush, d’aucuns pourraient imaginer l’intersection des célèbres rues de New York, vue du sommet d’un gratte-ciel. Alors les tableaux projetteraient-ils du figuratif dans ces trajectoires ? Certes, puisque les intersections sont en forme de croix et que les voitures (rectangles colorés) semblent vouloir se croiser. L’œuvre invite l’observateur à s’égarer dans une dynamique des formes qui lui donne la possibilité d’aller dans un imaginaire différent de celui de l’artiste. Car, pour Lorraine Pritchard, le langage pictural géométrique ne se veut pas urbain. Il évoque plutôt la cartographie des champs de sa région natale, répondant au désir de rendre hommage à l’immensité des lieux. La tension qui se dégage entre l’intention de l’artiste et la perception du public offre une variété de possibilités de glissements sémantiques.

Les affinités de l’artiste avec l’art japonais transpirent dans son travail. Si la volonté d’équilibre entre les éléments du tout est au cœur de sa démarche, on ne peut s’empêcher de constater également le souci de laisser libre cours à une autre forme de polarité, elle aussi chère à la philosophie asiatique : le vide et le plein. D’un point de vue pictural, ne serait-ce pas dans les effets de transparence et d’opacité qu’elle s’exprime le plus ? Certainement. Encore qu’elle apparaisse de manière plus subtile dans la relation entre le fond et la forme. Dans son ouvrage Plein et vide. Le langage pictural chinois, l’écrivain, poète et calligraphe François Cheng pense que l’œuvre n’atteindrait pas sa plénitude si elle ne donnait pas la parole au vide « éminemment dynamique et agissant1 ». Il explique que « c’est lui en effet qui permet à toutes choses pleines d’atteindre leur vraie plénitude2 » avant de préciser que « le Plein fait le visible de la structure, mais le Vide structure l’usage3 ». Les œuvres de Lorraine Pritchard sensibilisent ceux qui les contemplent à une spiritualité qui s’échappe d’une symbolique occidentale de la croix pour aller vers l’Asie.

Notes biographiques

Lorraine Pritchard est née dans la région des Prairies canadiennes, au Manitoba. Elle travaille beaucoup sur toile et washi, papier japonais traditionnel, et alterne dessins, peintures et assemblages. Sa motivation sous-jacente repose sur la recherche d’un langage visuel qui puisse illustrer les liens unissant la réalité physique et la réalité spirituelle. Son travail a été présenté dans des expositions au Canada, en France, en Belgique, aux États-Unis et au Japon (Ambassade du Canada à Tokyo). Elle vit et travaille à Montréal.

Lorraine Pritchard est représentée par la Galerie Beaux-arts des Amériques (Montréal).

(1) François Cheng, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991, p. 45.

(2) Ibid., p. 56.

(3) Ibid., p. 57.