Marcel Saint-Pierre n’est pas seulement le peintre que l’on connaît. En des temps très anciens, on parlerait d’un lettré, car Marcel Saint-Pierre est cet intellectuel qui ne cesse de servir l’édification de l’histoire, non pas comme un historien, mais comme un esprit critique qui sait introduire dans l’état des choses les discontinuités qui conviennent pour révéler l’encore impensé de cet état des choses.

Les peintures de Marcel Saint-Pierre sont belles. Belles comme le paysage d’un sous-bois impénétrable. Belles comme le dessin des anfractuosités d’une paroi rocheuse. Belles comme le tracé hasardeux du givre. Mais les peintures de Marcel Saint-Pierre sont savantes, parce que l’artiste fera, du simple geste de peindre, un agir, un acte décisif, une action significative, en y insufflant un devoir d’histoire.

Acteur clairement engagé dans les rangs de la peinture abstraite québécoise, Marcel Saint-Pierre se distingue par le procédé de fabrication singulier qu’il a édifié au milieu des années 1980. Ce procédé consiste en un double transfert de peinture1 : transfert d’abord d’une toile préalablement pliée et trempée dans un bain de peinture acrylique dépliée sur une feuille de polyéthylène qui se charge çà et là de peinture au gré des points de contact entre la feuille et la toile ; transfert, ensuite, de cette feuille de polyéthylène sur une toile montée sur châssis après que le peintre y ait longuement travaillé. Ce double transfert, qui pourrait apparaître comme un simple procédé, s’impose davantage comme l’engramme d’un « discours critique » au creux même du faire pictural, autrement dit comme un « fait de peinture » en train de devenir « fait d’histoire ».

En ce sens, l’œuvre de Marcel Saint-Pierre est exemplaire. Et pour le montrer, voire le démontrer, il faudra un jour prendre le temps d’analyser point par point comment le double transfert édifié par Marcel Saint-Pierre retourne comme un gant cet appareil logique qu’est devenu le tableau de peinture à partir du XVe siècle depuis l’introduction de la perspective linéaire dans la construction d’une image de peinture. L’analyse d’un tel retournement permettra de reconnaître, de nommer, d’identifier le point charnière toujours impensé, dont dépend l’avènement de l’abstraction dans l’histoire de la peinture occidentale. Ce n’est pas la fonction référentielle de l’image, mais bien le tableau en tant qu’appareil logique qu’il s’agit de penser à nouveaux frais pour saisir quelque chose de la formation du seuil qui autorisera une distinction entre « abstraction » et « figuration ». Il revient assurément à l’œuvre de Marcel Saint-Pierre d’établir les jalons d’un tel chantier de réflexion.

À un public moins réceptif, il pourra sembler que Marcel Saint-Pierre est l’auteur d’un seul et même geste sans cesse répété. Oui, assurément, mais ce serait refuser de saisir ce geste dans le sens de travail, dans le sens d’horizon en train d’orienter un faire, dans le sens d’intentionnalité, dans le sens de mobile, dont chaque œuvre sera l’expression à chaque fois répétée, et à chaque fois différente, parce que jamais tout à fait satisfaisante. La succession des œuvres de Marcel Saint-Pierre trahit cet insuccès, mais suggère tout autant une insistance. Résultats à la fois d’une poussée impulsive à faire et d’une tentative désespérée d’atteindre un je-ne-sais-quoi, les tableaux témoignent de ce qui, chez leur auteur, aura conduit ce geste totalement maîtrisé, mais qui pourtant aspire à la surprise. Le contraire de la catastrophe et du chaos, mais surtout pas l’ordre, la conformité ou le résultat attendu. Pour celui qui l’accomplit tout comme pour celui ou celle qui en appréciera les effets, l’escompte est la même : il devra en surgir un fait de liberté. Ce n’est qu’à ce prix que l’histoire s’édifie.

Notes biographiques

Marcel Saint-Pierre expose réguliè­rement depuis 1975 sur la scène nationale et internationale. Il compte plus de quarante-cinq expositions individuelles et participe fréquemment à des expositions thématiques. Il a également à son actif la production d’œuvres d’art public. Ses œuvres font partie des grandes collections muséales et publiques du Québec. Essayiste, il publie un livre sur la dimension politique de Refus global (Une abstention coupable, 1983 / 2014)2. Professeur associé au Département d’histoire de l’art de l’UQAM, il a enseigné l’histoire de la peinture québécoise en demandant en parallèle à ses étudiants de faire l’expérience des différents dispositifs picturaux qui jalonnent cette histoire. Ses publications portent notamment sur les œuvres de Paul-Émile Borduas (1998), Serge Lemoyne (1988), Edmund Alleyn (2005), Peter Gnass (2004), Hélène Goulet (2010), Paul Hunter (1992) et André-Pierre Arnal (2006), un des fondateurs du groupe français Supports / Surfaces.

Marcel Saint-Pierre est représenté par la Galerie Éric Devlin (Montréal).

(1) Voir Bernard Lévy, « Le discours et la méthode », Vie des Arts, No 185, p. 69-72.

(2) Voir Bernard Lévy, « Tous pour l’art, l’art pour tous » (livres), Vie des Arts, No 233, p. 92.