Bill Viola – Est-ce la lumière qui m’appelle ?
En collaboration avec le Studio Bill Viola et tout particulièrement grâce à Kira Perov, sa directrice générale, DHC / ART célèbre son dixième anniversaire. La commissaire Cheryl Sim, avec laquelle je me suis entretenue1, a choisi cinq œuvres de Viola dont quelques-unes n’ont jamais été vues au Canada. D’ailleurs, depuis l’ouverture de l’exposition, les visiteurs se pressent pour vivre l’expérience particulière du temps et des images que proposent les vidéos de l’artiste.
De nombreux visiteurs n’auront pas oublié l’exposition que le Musée d’art contemporain de Montréal a présentée en 1993, dont les installations hybrides où les repères quotidiens avaient basculé ont fait vivre aux visiteurs un état de conscience altérée et, parfois, des moments de chaos justement mémorables. Dans une exposition de plus petit format, DHC / ART présente, cette fois, des œuvres à échelle humaine – peut-être plus conventionnelles dans leur présentation, du fait de la frontalité de la scénographie – mais sophistiquées sur le plan technologique. Cheryl Sim précise que ces œuvres ont été réalisées avec la collaboration d’une équipe et que les scénarios ont été construits en vue du maximum d’effets recherchés. Viola passe donc de l’utilisation de l’image documentaire, autrefois plus intimiste, à la construction de scénarios fictifs et dramatiques.
Les thématiques restent cependant les mêmes et sont d’autant plus pertinentes que la société vit chaque jour des moments d’impuissance face aux conflits mondiaux et à leur violence. En silence, les visiteurs sont confrontés à des images où le territoire se déploie pour illustrer une traversée, une disparition, un passage, un échange, bref, une transformation. Si Viola travaille avec de grandes équipes qui maîtrisent les technologies de pointe dans tous les secteurs de production, Cheryl Sim précise à ce sujet que, « paradoxalement, le résultat reste toujours orienté vers la mise en scène d’une lumière semblable à celle du Caravage ». La technologie ne transforme donc pas le sens de l’œuvre, mais accentue plutôt la beauté stratégique de la représentation « comme le font les fresques de la Renaissance », ajoute la commissaire.
L’eau transfiguratrice
Le son, très présent dans les installations précédentes de Viola, se fait plus discret mais demeure tout aussi efficace. Selon Cheryl Sim, il possède une charge dramatique qui accentue le magnétisme des images. Par exemple, dans The return, (2007), le passage d’un univers à un autre est précisément accompagné d’un moment sonore intense où le protagoniste vient vers la lumière, vient en fait vers nous, les spectateurs, qui sommes face à l’écran, nous engageant dans son processus de transformation. « Cette œuvre fait partie d’un groupe de productions consacrées au passage du temps et au processus par lequel se transforme l’être intérieur d’une personne2. » Dans The return comme dans de nombreuses œuvres de Viola, l’eau joue ici le rôle symbolique de « matière » favorisant la transformation de l’individu ou son « passage » d’un état à un autre. Cette symbolique était d’ailleurs, dès 1976, très visible dans les œuvres de jeunesse de l’artiste. Il suffit de penser, par exemple, à He Weeps for you (1976), ou à Reflecting pool (1977-1979), où l’eau joue déjà un rôle positif dans la narration visuelle des œuvres.
Cheryl Sim voit pour sa part un lien très étroit entre les trois œuvres intitulées The Encounter, (2012), Ancestors, (2012) et Walking on the Edge, (2012). Pour elle, il s’agit d’un triptyque. Très exigeante sur le plan du temps d’appréhension qui totalise dans son ensemble près d’une heure de visionnement, cette trilogie favorise la formulation de « vérités » liées à la vie. Selon la conservatrice, certains verront dans Ancestors une mère et un fils qui cheminent ensemble pendant un moment et se séparent pour que chacun, surtout le fils, puisse prendre sa propre identité. Dans The Encounter, une femme plus âgée discute avec une femme plus jeune afin que cette dernière puisse également reprendre sa route, enrichie qu’elle est d’un nouveau savoir. Dans Walking on the Edge, deux hommes apparaissent au loin. L’environnement est désertique et violent car survient une tempête de sable. Comme pour les œuvres précédentes, les protagonistes se rapprochent et, sans s’être touchés, se séparent. Chacun peut interpréter ces œuvres en y voyant un lien avec sa propre existence car elles recèlent un sens universel : un désir de se connecter, d’apprendre, et de transmettre un savoir aux générations futures.
Une forme douce de violence
Bien qu’aucune des œuvres que présente DHC / ART ne relève de l’installation, forme hybride privilégiée dans la production de Viola au cours des années quatre-vingt-dix, il n’en demeure pas moins que leur théâtralité est toujours très forte, surtout dans la puissante œuvre intitulée Inverted Birth, (2014). Le personnage, plus grand que nature, fait presque peur, enduit qu’il est d’un liquide noir qui rappelle le goudron. La seule représentation de ce recouvrement du corps rend l’image sublime et inquiétante. Le spectateur est complètement subjugué par le son et par l’image d’une incroyable précision. C’est comme si le performeur-acteur s’offrait en spectacle dans un rituel de transformation et de purification, passant, après les chutes de différentes substances liquides sur lui, de l’ombre à la lumière. L’inconfort est perceptible sur son visage. L’image elle-même est accompagnée d’un son très fort : une forme douce de violence. Le spectateur partage l’effort du protagoniste et ainsi passe lui-même, par empathie, d’une expérience à l’autre. Si la représentation suggère une transformation du corps du performeur, elle suggère, par un effet miroir, la propre transformation possible du regardeur. On se souviendra que les installations de Viola nécessitaient un grand engagement physique du spectateur, ne serait-ce que par l’attente que l’on exigeait de lui avant que la surprise et le choc ne le saisissent, bousculant de ce fait ses acquis sensoriels. On peut se demander si, ici encore, Viola souhaite mettre en place un mécanisme d’appréhension de l’œuvre qui en ferait un véhicule de changement individuel. Cheryl Sim est d’accord avec cette notion tout en précisant que si cette stratégie est moins visible dans le choix des œuvres que propose DHC / ART, cette possibilité est toujours bien présente dans l’ensemble de sa production récente.
À la question de savoir si les œuvres de Bill Viola nous aident à vivre, Cheryl Sim répond : « la représentation de la fragilité et de l’impermanence renforce l’idée que l’individu doit être présent à la vie, qu’il doit apprécier le présent et être ouvert à la connaissance. » C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’il faut lire The return, (2007), car, en utilisant le flou de l’image, Viola met en scène une femme. Elle s’avance vers nous. Partie d’un univers de grisaille granuleux, elle traverse un rideau d’eau que personne ne devinait, transparent qu’il était, et s’avance dans la lumière. La couleur apparaît, métaphore des moments privilégiés à saisir et à apprécier pour ce qu’ils sont.
Cheryl Sim précise que les œuvres de Viola sont particulièrement attractives pour les professeurs des écoles secondaires. Fait inusité, de nombreux élèves, adolescents pour la plupart, s’intéressent aux œuvres et acceptent de ralentir leur rythme de vie habituel, de couper leurs appareils téléphoniques, se plaçant ainsi dans un état de disponibilité essentielle à l’expérience de l’œuvre. Beaucoup vivront sûrement un moment dont ils se souviendront toute leur vie. D’ailleurs, Cheryl Sim mentionne qu’elle a été surprise du nombre de personnes qui lui mentionnent avoir vu l’exposition de 1993 au MAC. Selon elle, les visiteurs qui ne prenaient pas le temps de vivre l’expérience complète des installations de 1993 ont appris depuis qu’il existe ce que la conservatrice appelle une « gratification » après l’attente, si longue soit-elle. Cela dit, toutes les œuvres vidéographiques de Bill Viola, même vues de manière incomplète, suscitent des questions auxquelles chacun peut répondre immédiatement ou plus tard.
Silence d’église
Même si cinq œuvres semblent peu pour cerner l’immensité du travail de Bill Viola, il reste qu’à travers celles-ci, un visiteur, qui se rend disponible, peut vivre un moment empreint de connaissance, de philosophie et de spiritualité. Exposées de nombreuses fois dans des églises, les œuvres de l’artiste parlent d’expériences mystiques. Dans des musées, entourés d’œuvres de la Renaissance, elles parlent de ce qui dépasse l’homme et qui l’a toujours interrogé. Il semble que l’individu ressente, et peut-être plus que dans les années quatre-vingt-dix, un besoin d’explication par rapport à ce qui l’entoure. Cheryl Sim affirme que cette exposition était attendue. Le soir de l’ouverture, alors que les vernissages sont généralement propices à la fête, le public était très respectueux des œuvres, se faisant exceptionnellement silencieux.
(1) Ces propos ont été recueillis lors d’une entrevue avec Cheryl Sim, commissaire des expositions à DHC / ART, le 1er novembre 2017.
(2) Brochure produite par DHC / ART dans le cadre de l’exposition Bill Viola : Naissance à rebours.
Bill Viola Naissance à rebours
Commissaire : Cheryl Sim
DHC / ART Fondation pour l’art contemporain, Montréal
Du 25 octobre 2017 au 11 mars 2018