Dans le contexte actuel de marchandisation qui entoure l’art, n’y a-t-il pas quelque chose d’audacieux à vouloir parler du « don » en art ? L’art n’est-il pas surtout une marchandise aujourd’hui ? Certainement pas dans le cas de la Fondation DHC / ART : les expositions (25 à ce jour) qu’elle présente à Montréal depuis dix ans sont un véritable cadeau à la ville, puisque cette institution privée les rend gratuitement accessibles au public. Pour fêter cette première décennie d’existence, la commissaire Cheryl Sim a conçu L’Offre, une exposition sur le thème du don, en s’appuyant notamment sur l’essai de Lewis Hyde, The Gift : Creativity and the Artist in the Modern World (1983)1.

Si l’art montré n’a pas l’effet spectaculaire ressenti au contact des œuvres irrévérencieuses, transgressives, inquiétantes ou provocantes des frères Jack et Dinos Chapman, de Wim Delvoye, Yinka Shonibare, Jenny Holzer, Sophie Calle ou Ed Atkins – pour ne citer qu’une infime partie des figures iconiques invitées à Montréal par la fondation – force est de reconnaître que la sélection d’œuvres d’artistes canadiens et étrangers établie par la commissaire a de quoi piquer l’attention, faire réfléchir, méditer même, sur l’appartenance de l’œuvre d’art à un système de don, sur les connexions significatives qui s’établissent entre l’artiste et le bénéficiaire, sur la valeur accordée au don, sur la circulation qui s’élargit au-delà du donneur et du receveur, sur le désir de redonner, sur le partage et sur la réciprocité induite.

Passée la lumineuse cascade de lumières de Félix Gonzales-Torres, dont deux autres œuvres sont présentées plus loin, l’installation de l’artiste autochtone de descendance kwakwaka’ wakw Sonny Assu aborde le vif du sujet : ses 67 tambours en peau de cerf peinte, décorés de discrets traits rouges et empilés sur un socle bas (Silenced : The Burning, 2011) sont une allusion directe au potlatch, rituel longtemps empêché par le gouvernement canadien : cette cérémonie de redistribution des richesses d’un hôte à ses invités était considérée comme du gaspillage et contraire au processus d’assimilation des « Indiens ». Ayant étudié de près le phénomène, l’anthropologue et sociologue Marcel Mauss estimait que le potlatch se situait en dehors du circuit utilitariste. Transformés ici en objets esthétiques et abstraits, les tambours d’Assu entament sous les yeux des visiteurs une nouvelle existence qui confine presque à l’absurde. Dans Pearls (1999-en cours), l’œuvre naît d’abord d’un don fait à l’artiste Simryn Gill, née à Singapour en 1959, qui fabrique chaque collier de perles de papier imprimé à partir des pages du livre préféré de ses amis et connaissances. Le collier-livre est remis à son (ou sa) propriétaire qui renverra à l’artiste une photo de lui (elle)-même portant le collier. L’un des colliers exposés étant façonné à partir du Petit Prince.

L’artiste Lee Mingwei n’hésite pas à placer le sort de ses œuvres entre les mains du hasard : pour Money for Art (1994-2010), il a façonné en public des origamis à l’aide de billets de 10 $, puis les a offerts aux individus qui s’intéressaient à l’objet fabriqué en échange de leurs coordonnées, grâce auxquelles il pourrait prendre des nouvelles de son don. Ses photographies racontent ce qu’au fil du temps, les uns et les autres ont fait de leur cadeau (parfois longtemps conservé, parfois vite revendu). Au deuxième étage, l’artiste d’origine palestinienne, Emily Jacir, propose une installation vidéo Entry Denied (A Concert in Jerusalem, 2003) qui répare une perte : elle a demandé à Marwan Abado, joueur de oud d’origine palestinienne, de jouer entièrement le concert que les autorités israéliennes l’ont empêché de donner à Jérusalem, à l’occasion d’un festival, alors qu’il détenait un passeport autrichien et un visa en bonne et due forme. Le film de Jacir montre Abado, accompagné de deux musiciens (Peter Rosmanith et Franz Hautzinger), jouant devant une salle vide en Autriche et s’adressant à un auditoire absent, poignante évocation de l’exil. La musique est splendide. Dans une pièce voisine, la deuxième œuvre de Gonzalez-Torres Untitled (NRA), 1991, a tout l’éclat d’une sculpture- socle minimaliste de couleur vive, mais vue de près, elle révèle son statut d’énorme bloc de feuilles orange bordées de noir que les visiteurs pourront détacher s’ils le désirent, en hésitant sans doute car, ce faisant, ils emportent avec eux une partie de l’œuvre.

Dans Love, Theft, Gifting and More Love (2009), Mike Kelley (décédé en 2012 à Los Angeles) montre qu’il était possible, même pour un artiste célèbre et prospère, de réagir par un don là où on aurait pu attendre une réclamation de sa part. Ayant constaté qu’un fabricant de T-shirts avait utilisé sans autorisation l’une de ses images représentant un cœur transpercé, il s’est réapproprié l’image en la faisant imprimer sur des autocollants proposés aux visiteurs. Un texte affiché nous apprend qu’inspirée par ce geste, son amie qui portait le T-shirt incriminé a été jusqu’à se faire tatouer cette image sur le corps ! Juste à côté, le diaporama de Phil Collins (Free Fotolab, 2009), s’est aussi appuyé sur le don et le hasard : les 80 images qui défilent sur un carrousel proviennent de rouleaux de films 35 mm non développés qu’il a demandé à son public de lui envoyer, à condition de lui laisser les droits. Issus de régions très diverses, les portraits et les photos de famille ou de réunions d’amis, au cadrage hasardeux, et les images un peu floues de paysages, d’objets et d’animaux domestiques se lisent comme un répertoire modeste du fait humain auquel le geste d’un artiste redonne une aura particulière en même temps qu’une qualité universelle.

Au dernier étage, les peintures de l’artiste danois Sergej Jensen, qui oscillent entre abstraction et figuration, nous intriguent. Leur support est fait d’assemblages de carrés de toile de jute découpés dans des sacs d’argent. Les motifs semblent également le fruit d’un recyclage réinterprété. Au sac d’argent, outil mercantile par excellence, Jensen confère la mission de transporter de l’art, de « donner à voir », ne fût-ce que ce hiatus entre sa fonction originale et son nouveau rôle esthétique, qui restera toujours visible même si l’œuvre est appelée à rejoindre le circuit de la marchandisation de l’art. Au milieu de la pièce, une autre installation de Lee Mingwei, composée d’une chaise vide faisant face à une sorte de lutrin ultra-minimaliste, attend le visiteur à qui une chanteuse déambulant dans la salle (présente le samedi et le dimanche) fera cadeau d’un lied de Schubert (Sonic Blossom, (2013-en cours)). Mingwei veut ici rendre aux autres le bienfait que cette musique a procuré à l’un des membres de sa famille à une certaine époque. Troisième œuvre de Gonzalez-Torres présentée dans l’exposition, Untitled (Blue Placebo) se présente comme un immense tapis de friandises emballées dans du papier bleu : les visiteurs sont invités à prendre un bonbon, sachant qu’alors ils altèrent l’œuvre. Recevoir est aussi prendre. Le titre invite en même temps à réfléchir à l’effet placebo, un enjeu particulièrement critique dans le cas de Torres, atteint du sida et confronté à de nombreux traitements médicaux avant d’en mourir en 1996.

Dans la salle de lecture et de documentation aménagée au sous-sol, l’artiste Dora Garcia a préparé une pile d’exemplaires d’un de ses livres (publié en 2009) qui évoque plusieurs projets de performance. Avec un titre aussi invitant que Steal this book, nul doute que les visiteurs seront nombreux à se sentir visés par cette suggestion totalement en phase avec le propos de L’Offre.

(1) Dixième anniversaire à un double titre, puisque comme Cheryl Sim le précise elle-même, elle a « commencé à travailler chez DHC\ART huit mois avant son ouverture officielle le 5 octobre 2007 » .

L’Offre
Commissaire : Cheryl Sim
DHC / ART Fondation pour l’art contemporain, Montréal
Du 5 octobre 2017 au 11 mars 2018