En entrant dans les salles du Musée d’art contemporain, Passing Through, 2017, la projection multi-écrans de près d’une heure de George Fok accueille somptueusement le visiteur. D’une virtuosité inouïe, le montage transporte littéralement le spectateur d’un écran à l’autre, c’est-à-dire d’un lieu et d’un moment à l’autre de la vie de Leonard Cohen. On voit notamment le chanteur interpréter ses grands succès, à ses débuts, au milieu de sa carrière et lors de ses ultimes tournées. Le réalisateur a sélectionné des séquences où, pince-sans-rire et blagueur, Cohen raconte des histoires qui tiennent son public en haleine. Il récite également des poèmes. Passing Through offre un feu roulant d’émotions et de surprises. Impossible pour qui se laisse prendre de détacher ses yeux des écrans.

De nature hybride, l’exposition Leonard Cohen : Une brèche en toute chose met en scène des artistes en arts visuels, des musiciens, des cinéastes et des performeurs. Les uns et les autres, qu’ils soient du Québec, du Canada ou de l’étranger, ont accepté de conjuguer leurs talents pour exprimer combien Leonard Cohen a compté dans leur vie et, donc, dans leur œuvre.

« Au départ, mentionne John Zeppetelli, directeur du Musée, il était clair que nous voulions ouvrir l’événement par de la musique, un concert, par exemple, puisque Leonard Cohen est surtout connu pour ses chansons qui mettent en musique ses poèmes .» Cette idée a pu être réalisée ici même, à Montréal1, grâce à la force de persuasion du personnel du Musée, de Victor Shiffman, ancien collègue de Zeppetelli à la DHC / ART, dont la musique est le secteur d’intervention principal, et d’Adam Cohen, qui a accepté de rendre hommage à son père.

Parmi les artistes, Clara Furey est celle dont le travail est probablement le plus hybride de l’exposition. Elle a personnellement rencontré Cohen. Il venait chez ses parents lorsqu’elle était enfant. « Lumineux, généreux, à l’écoute des autres, magnétique » : voici les mots qui lui viennent pour parler de lui2. Elle ajoute que tout au long de son travail de recherche, elle songeait à lui plaire, ou plutôt, à faire en sorte qu’il aime son travail. La nudité s’est donc imposée dans sa performance afin de suggérer la sensualité, celle que dégageait peut-être Cohen. La disparition de celui-ci, loin de changer sa création, a fait en sorte de mieux la relier à la mort. Car, un peu comme si elle avait deviné la fin de Cohen, Clara Furey a choisi l’œuvre de Marc Quinn, Coaxial Planck Density, 1999, que l’on peut décrire comme une peau, comme un corps vide de ce qu’il contenait, vide de son âme : un résidu après la mort. Dans sa performance, Furey allie poésie, chorégraphie, sculpture et musique. Sur le mode méditatif, ces formes d’art convergent vers un propos sur la mémoire, le temps et la mort.

Au cœur de la création

Candice Breitz réalise pour sa part une installation vidéographique somptueuse et magnétique. Dix-huit hommes au physique et au style différents interprètent à leur manière l’album « I’m your man » que Leonard Cohen a enregistré à Montréal en 1988. Pendant quarante minutes, les spectateurs sont invités à pivoter sur eux-mêmes pour glisser leur regard d’un écran à l’autre, sans jamais pouvoir appréhender l’ensemble de l’installation circulaire. Cette particularité scénique force le visiteur à s’attarder pour bien découvrir la singularité des interprètes : des admirateurs d’âge mûr, au style vestimentaire surprenant. Leur langage corporel est sans équivoque ; ils ont Cohen en eux. Peut-être serait-il plus juste de dire que l’identité de Cohen se décline à travers chacun d’entre eux en de multiples styles et types d’individus. Quoi qu’il en soit, un transfert d’identité s’opère. Dans une salle attenante, que l’on découvre forcément au début et à la fin de la visite, sorte de passage obligatoire, le public comprend l’importance du dispositif. Il passe de l’admiration aveugle du chant choral à la compréhension de l’ingéniosité de l’artiste. En fait, la chorale donne à voir de magnifiques chanteurs, semblables dans leurs vêtements : ils chantent à l’unisson la même œuvre musicale que les individus représentés dans l’œuvre circulaire. De plus, le chant de la chorale joue à la fois le rôle de musique de fond et d’écho dans la salle circulaire, orchestrant ainsi un moment musical complet. Le chœur de la synagogue Shaar Hashomayim, un groupe d’hommes membres de la congrégation de Westmount à laquelle Cohen a appartenu toute sa vie, sert ici de point de comparaison ou de contrepoint en interprétant une sorte d’hymne à la tolérance et au respect mutuel.

Janet Cardiff et George Bures Miller jouent également sur un certain transfert d’identité dans leur œuvre intitulée The Poetry Machine, 2017. Car, plus qu’une machine à poèmes, l’orgue sur lequel le public est invité à jouer et qui déclenche les chansons de Cohen, place l’individu au cœur de la création. Chaque note du clavier déclenche, en effet, une chanson. Et, si plusieurs notes sont activées simultanément, les chants se superposent, deviennent échos, voyagent dans la salle à travers les différents haut-parleurs. L’expérience immersive est réussie, ce qui n’est pas étonnant de la part de ces excellents artistes. Aussi longtemps qu’il le désire, le visiteur assis au banc d’orgue contrôle ce que l’on entend dans la salle et, s’il joue le jeu, s’identifie à Leonard Cohen.

Dans le même esprit, Daily tous les jours, atelier collectif fondé par Melissa Mongiat et Mouna Andraos, rassemble à l’unisson les voix de gens répartis partout dans le monde et qui ont bien voulu se connecter à travers le Web pour chanter Hallelujah. La notion de « particulier » devient « collectif » et symbolise le potentiel puissant de l’énergie rassemblée. Dans cette expérience, chaque participant accepte de perdre son identité pour sentir physiquement la poésie de Cohen dans une œuvre nouvelle où convergent les voix de centaines de personnes. En ce sens, une nouvelle identité, une nouvelle interprétation peut naître. Sur place, au milieu d’une architecture circulaire, les visiteurs vibrent littéralement ensemble dans un moment d’union méditatif.

Outre ces dispositifs qui ont pour objectifs, explicites ou non, de faire vivre à leurs auditoires une expérience qui manifeste l’emprise que la musique et la poésie exercent sur eux, d’autres attractions révèlent des facettes moins connues de Leonard Cohen : par exemple, ses positions politiques, sa consommation de drogue et d’alcool, sa lutte contre la dépression. Ces aspects plus discrets sont tout particulièrement décrits dans les œuvres de Kara Blake et de Michael Rakowitz.

Janet Cardiff et George Bures Miller, The Poetry Machine, 2017, Installation audio interactive et techniques mixtes Orgue, haut-parleurs, tapis, ordinateur et dispositifs électroniques, Avec l’aimable permission de Luhring Augustine, New York, de la Fraenkel Gallery, San Francisco, et de la Koyanagi Gallery, Tokyo Tous les poèmes écrits et déclamés par Leonard Cohen proviennent de son recueil Book of Longing, publié en 2006 par McClelland et Stewart. Commandée par le Musée d’art contemporain de Montréal

Une part de mystère

En effet, Kara Blake présente une œuvre vidéo magistrale par le nombre d’écrans qui entourent le spectateur et par la recherche qu’elle a réalisée dans des archives datant de plusieurs dizaines d’années. Les images se collent les unes aux autres dans une logique thématique qui tient le spectateur en haleine. L’œuvre de trente-cinq minutes aborde des thèmes délicats à travers plusieurs entrevues que Cohen a données. Ses réponses sont des manifestations d’intelligence, d’humour et de sagesse. Il répond avec élégance tout en préservant une part de mystère. Sans jamais faire de morale, il acquiesce aux questions ou nuance ses répliques. La force de cette œuvre est d’avoir su choisir parmi des milliers d’images celles qui apportent un éclairage nouveau sur l’artiste. De plus, la forme vidéographique envoûte le regardeur car elle le tient actif. Le regard chemine d’un écran à l’autre, de la couleur au noir et blanc, d’une « voix off » à la voix de Cohen et à sa musique. Une hybridité dans la nature des images repiquées et une cohérence du contenu dynamisent l’ensemble de l’œuvre sans jamais tomber dans la fiction ou dans le « faux ».

Intrigante, l’œuvre de Michael Rakowitz met en scène un comédien qui y tient le rôle de Cohen et discute de questions politiques. En équilibre entre la fiction et le documentaire, l’installation, car on y présente des documents d’archives et des journaux d’époque, critique la position politique de Cohen. Le narrateur semble se référer à lui-même précisant qu’il est à la fois juif et arabe, suggérant ainsi la complexité de l’événement.

Leonard Cohen s’est rendu en Israël pour donner un concert au moment où la guerre du Yom Kippour a éclaté (١٩٧٣). Le concert fut annulé, du moins, c’est ce que les artefacts démontrent. Plus loin, une anecdote ne laisse personne indifférent. On demandait aux musiciens juifs, détenus dans les camps de concentration, de jouer de leurs instruments pendant que l’on tuait les autres. Comme visiteur, on se demande si Rakowitz ne questionne pas la position politique de Cohen, car on se souvient que dans l’une des entrevues présentées par Blake, Cohen dit en toute simplicité qu’il ne peut pas être contre la guerre. Le public peut méditer sur le sens de cette réponse.

Un dernier adieu

Toujours dans le registre de la méditation, l’œuvre de Ari Folman intitulée Depression Chamber, 2017, fait vivre un moment choc. Après une longue attente pour entrer individuellement dans une pièce sombre, le visiteur est invité à s’allonger sur un canapé. Dans le noir, entouré de projections d’icônes et de lettres blanches flottant tout autour de lui, le spectateur voit apparaître, en couleurs, son visage et son thorax. Cette installation, sorte d’ode poétique à la mort, plonge le spectateur dans un univers de signes symboliques reliés aux différentes religions et à la vie. L’artiste joue sur l’expérience de chacun pour donner un sens à cette expérience.

Outre ces quelques œuvres emblématiques de la qualité de l’exposition, Une brèche en toute chose marquera le milieu des arts de Montréal tant elle recèle un savoir. Même si de plus jeunes artistes présentent leurs œuvres à côté de celles d’artistes chevronnés, aucun décalage n’est ressenti. De nouveaux venus talentueux comme Daily tous les jours ou George Fok font égal avec Jenny Holzer, Tacita Dean et Thomas Demand.

L’artiste en arts visuels qu’était Leonard Cohen n’a pas été oublié. Le public peut apprécier ses dessins, souvent rehaussés de ses poèmes existentiels ou humoristiques. Le poète, l’écrivain, l’homme : on le découvre à chaque pas.

L’œuvre I Think I Will follow You Very Soon, 2017, des frères Carlos et Jason Sanchez, connus pour leurs photographies de scènes énigmatiques, boucle bien l’exposition. Dans leur installation, ils invitent le public à voir de quels mobilier et objets Cohen s’entourait à Los Angeles. Au fond, dos aux visiteurs, Cohen est là. Puis, comme dans un moment magique, il se tourne lentement, regarde doucement le visiteur comme pour un dernier adieu. Moment émouvant, cette scène caractérise bien l’ensemble de l’exposition.

Leonard Cohen : Une brèche en toute chose / A Crack in Everything
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 9 novembre 2017 au 9 avril 2018

(1) Entrevue informelle avec John Zeppetelli, directeur du Musée d’art contemporain, réalisée le 14 novembre 2017.

(2) Propos tenus par Carla Furey lors de la table ronde du jeudi 9 novembre au Musée d’art contemporain.