De la visite guidée aux divers ateliers, en passant par l’offre de contenu et d’activités sur le Web ou la présence de dispositifs interactifs dans les expositions, les médiations1 sont devenues la pierre angulaire du musée qui exploite le potentiel participatif des publics. Le musée mobilise aujourd’hui ses ressources pour relever le grand défi de la démocratie et de l’accessibilité, dont les enjeux reposent sur les nouvelles modalités d’interaction que l’institution muséale instaure avec ses publics.

Au début des années 1970, dans un Occident en pleine mutation politique, sociale et culturelle, le muséologue canadien Duncan F. Cameron avance une idée révolutionnaire pour l’époque : pour garantir la survie du musée dans cette nouvelle ère, celui-ci doit radicalement se transformer. De musée- temple, affirme Cameron, il doit devenir aussi forum et laboratoire, lieu « de confrontation et d’expérimentation2 ». Depuis cinquante ans, cette idée prend de plus en plus d’importance et alimente les discussions sur l’avenir des musées.

La triple identité du musée : le temple, le forum et le laboratoire

Le temple est cet espace quasi ecclésiastique où sont conservées les reliques sacrées de l’histoire de l’art, exposées au défilé des pèlerins qui parcourent solennellement les salles dans le respect et dans l’acceptation sans condition des discours institutionnels. À l’aube des jours culturels nouveaux, où les Beatles deviennent tout aussi importants que Mozart et Beethoven, où la non-inclusion des autochtones dans l’histoire de l’art canadien est dénoncée, les musées sont perçus, et avec raison, comme des lieux où se perpétue une vision, réductrice et fausse, de l’histoire du monde centrée sur l’Europe : « [C]réation d’un âge préindustriel, conservé par les tics des littérateurs et les inhibitions des snobs, le musée est théoriquement et pratiquement lié à un monde (le monde européen), à une classe (la classe bourgeoise cultivée), à une certaine vision de la culture3. » Ces termes fleuris pour décrire l’institution en disent long sur l’atmosphère d’une époque en pleine mutation culturelle, où il devient nécessaire d’effectuer un changement de cap démocratique.

Participants au Youth Party devant This Mountain Loves You (2018)
Créé par les membres de l’AGO Youth Council, en collaboration avec Ani Castillo 
Photo : Sandy Pranjic © Art Gallery of Ontario

Ainsi, du musée-temple – lieu de transmission du Savoir –, Cameron propose sa transformation en Forum – lieu de remise en question du Savoir. Le forum est la place publique de l’Antiquité romaine, consacrée aux réunions citoyennes pour discuter des affaires commerciales, politiques, religieuses ou judiciaires. Transposé dans l’univers des musées, le forum devient ce lieu où toutes les couches sociales d’une population se rencontrent, dialoguent, débattent et remettent en question les choix des dirigeants. L’exposition se présente comme le noyau de cet espace public : tout en étant le résultat d’un consensus issu d’un débat précédent, elle est aussi le terreau d’un nouveau débat, dans lequel le visiteur entre en dialogue, d’égal à égal, avec l’institution muséale. Le savoir institutionnel est dans ce cas conçu non pas comme un bagage de connaissances à transmettre, mais comme une proposition ouverte à la remise en question, par la discussion avec les publics. De ce musée, comme espace participatif, dépend sa nature démocratique.

À cette nouvelle identité du musée comme forum s’en ajoute une seconde, celle du laboratoire – lieu d’expérimentation destiné à augmenter le potentiel démocratique et participatif de l’institution. Cela se catalyse aujourd’hui dans les avancées technologiques qui décuplent le champ des possibles de l’interactivité. Le musée comme laboratoire vise à expérimenter de nouvelles structures d’interaction avec les publics, élargissant leur participation au sein de l’institution à toutes les fonctions muséales, conservation et exposition incluses. Le musée ne cherche plus seulement à transmettre le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité, mais aussi à outiller les publics, à faire d’eux des passeurs culturels au sein même de l’espace muséal. Il s’agit bien d’une nouvelle conception de la relation musée-visiteur qui engage des publics, dotés maintenant d’un pouvoir d’émission. La muséalisation est ainsi comprise comme « un processus d’action réciproque4 » « où s’interchangent les rôles d’émetteur-récepteur5 ». En d’autres termes, nous parlons ici d’une participation des publics qui va jusqu’à la contribution aux contenus muséaux.

Changer le faire et le dire des publics : la notion de contribution

La participation engage maintenant les publics dans un mode d’interaction analogue au Web 2.0, celui des médias sociaux, qui se caractérise par sa facilité d’utilisation et par la possibilité offerte à tous les utilisateurs de diffuser des contenus. Ceux-ci peuvent ainsi contribuer en alimentant un site, tout en communiquant directement avec les autres utilisateurs. Et plus flexible est la structure d’accueil des contenus, plus grande est la liberté des contributeurs. Outre la possibilité de télécharger et de partager des contenus visuels, audios ou vidéos, d’échanger à leur sujet, de les critiquer, on voit apparaître un nouveau mode d’intervention des publics utilisateurs du Web 2.0 dans les institutions muséales : la participation au commissariat d’exposition. Le processus de création collective s’étend ici de la production des œuvres à leur sélection, et invente une autre logique curatoriale qui repose sur la mise en délibération collective de l’évaluation esthétique, plutôt que sur le savoir autorisé des experts de l’établissement. Ce dernier mode de contribution des publics, par la création et le commissariat, rejoint l’objectif d’accroître la participation des publics au sein du musée, lui conférant ainsi une image de proximité.

Cependant, la contribution n’est pas une panacée démocratique. Pour Nina Simon, directrice au musée d’art et d’histoire de Santa Cruz, le défi principal est d’engager les visiteurs à participer. En effet, comme dans le Web 2.0, les contributeurs forment une communauté extrêmement réduite par rapport à l’ensemble des publics. En encourageant uniquement la contribution, on réduit les chances d’augmenter l’engagement de la majorité des visiteurs. C’est la fonction du designer de concevoir des dispositifs participatifs et invitants, peu importe le mode d’interactivité visé. Sur un autre plan, celui du rendu visuel, soulignons que l’absence de cadre orientant les actions des contributeurs réduit nettement les chances d’obtenir un résultat collectif attrayant et de qualité. Une dérive que ne peut se permettre aucun musée.

Quels risques les organismes encourent-ils à ouvrir cette frontière, symbolique, certes, mais oh ! combien importante, séparant l’avant de l’arrière-scène muséale, faisant ainsi entrer les néophytes dans le secret des dieux de la conservation ?

Changer le faire des musées : se déplacer du centre vers la périphérie

Changeons à présent de perspective, puisque le rôle de l’institution muséale ne se situe pas uniquement à l’intérieur de ses murs, mais aussi dans l’espace public où elle est en interaction avec d’autres organismes. Depuis le tournant des années 1970 se pose ainsi la question du musée comme joueur actif dans le développement communautaire, autre condition garantissant sa nature démocratique et sa pertinence sociale. Engagé dans des collaborations et ancré dans des problématiques locales concrètes, le musée endosse un nouveau rôle : celui d’agent de changement.

Cependant, parce que le musée doit prioriser sa mission première de valorisation des collections, on peut dénoncer la nature souvent cosmétique des relations qu’il entretient avec les différentes instances communautaires, relations ancrées dans une dynamique de consultation plutôt que dans celle de la collaboration. Cela limite le rôle des partenaires communautaires, contraints à réagir aux propositions muséales plutôt qu’à participer à leur construction. Bien que cela parte d’une bonne intention démocratique, les partenaires sont cantonnés dans une position de bénéficiaires, ce qui induit, de fait, une relation de domination. Instaurer une réelle dynamique collaborative obligerait le musée à se déplacer, cela jusque dans ses politiques institutionnelles du centre vers la périphérie, pour faire place aux publics et leur raison d’être ; ne plus être une « cause », une « fin » ou un « objectif », mais devenir un « outil », un « moyen » ou un « instrument » à l’usage de la population. Pour Lena Seik, du musée des beaux-arts de Leipzig, le rôle du conservateur s’est élargi pour endosser celui de facilitateur de réseau et de coordonnateur de projet.

L’univers sémantique témoigne des relents de la dynamique de domination instaurée par les musées. « Nous promouvons, développons, encourageons, assurons, favorisons le bien-être, la tolérance, la cohésion, la fierté identitaire ». Le vocabulaire utilisé dans les politiques des musées, souligne la muséologue et chercheuse Bernadette Lynch, est souvent condescendant par rapport aux partenaires communautaires et aux publics parce qu’il diffuse une image du musée comme sauveur, héros, tout en dévaluant les actions et les initiatives de leurs partenaires. Des mots qui traduisent des objectifs à caractère « curatif ; c’est le “musée-remède”, dont la fréquentation apparaît comme un moyen de corriger des maux sociaux6 ». Cette position surplombante de l’expert biaise la dynamique partenariale.

En dépit de ce portrait en clair-obscur de la médiation, nous observons plusieurs signes évidents de la mutation du musée-temple en forum et en laboratoire : la flexibilité grandissante de certaines structures muséales et l’autorité des conservateurs de plus en plus partagée permettent une nouvelle contribution des publics dans la production des savoirs et dans la réalisation des projets d’exposition. Cet idéal démocratique, incarné par un nouveau rôle joué par les publics, engendre une problématique, taraudante et lancinante, sur les limites de leur participation. Quels risques les organismes encourent-ils à ouvrir cette frontière, symbolique, certes, mais oh ! combien importante, séparant l’avant de l’arrière-scène muséale, faisant ainsi entrer les néophytes dans le secret des dieux de la conservation ? À l’heure où les musées font preuve de bonne volonté dans leur désir d’inclusion sociale, la collaboration, égalitaire et authentique, semble utopique. La démocratie au musée reste un modèle à inventer. La chose n’est pas simple pour une institution traditionnellement proche des pouvoirs dans nos sociétés. Mais qui a dit que l’utopie ne pouvait pas tracer la voie ? 

(1) J’entends par médiation culturelle toute stratégie relationnelle et tout dispositif qui peut avoir un ou plusieurs objectifs d’ordre éducatif, communicationnel, ludique, publicitaire, d’engagement citoyen, etc. Le concept de médiation est moralement neutre, mais son incarnation en dispositif déployé par l’institution muséale ne l’est pas.

(2) Duncan Cameron, « Le musée : un temple ou un forum ? » (1971), dans A. Desvallées (dir.), Vagues : une anthologie de la nouvelle muséologie, vol. 1, Mâcon, Éditions W, 1992, p. 91.

(3) Stanislas Spero Adotevi, « Le musée inversion de la vie » (1971), dans A. Nicolas, Vagues : une anthologie de la nouvelle muséologie, vol. 1, Mâcon, Éditions W, 1985, p. 120.

(4) Laurent Fleury, « L’invention des politiques de médiation au plus près des institutions et du public. Pour une compréhension socio-historique d’un processus “d’action réciproque” », dans C. Camart, F. Mairesse, C. Prévost-Thomas et P. Vessely (dir.), Les mondes de la médiation culturelle, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 87-88.

(5) Serge Chaumier et François Mairesse, La médiation culturelle, Paris, Armand Collin, 2013, p. 109.

(6) Raymond Montpetit, « Les musées et les savoirs : partager des connaissances, s’adresser au désir », dans M. Côté et A. Viel (dir.), Le Musée : lieu de partage des savoirs, Montréal, Société des musées québécois et Québec, Musée de la civilisation, 1995, p. 47-48.