Andy Warhol a bâti sa réputation en superposant sa pratique artistique à des images commerciales préfabriquées. En effet, il abordera l’image de marque comme une entité détachée de son produit matériel, par exemple, en utilisant l’identité visuelle de la boîte de soupe Campbell dans ses célèbres sérigraphies du même nom. En déplaçant ainsi un symbole initialement voué à la consommation de masse vers le monde de l’art (musées, galeries d’art), le geste de Warhol aura pour effet d’élever au statut d’œuvre d’art l’image commerciale.

Si l’art peut revêtir l’apparat d’une publicité, comme c’est le cas chez Warhol, inversement, une publicité peut-elle revêtir l’apparat de l’art ? Ce dilemme propose une réflexion pertinente au sens où il nous oblige à considérer les stratégies de communication comme dénominateur commun. Ce court article a donc pour objectif de révéler sous un jour nouveau quelques manifestations conceptuelles récentes de l’art à l’intérieur de contextes commerciaux actuels et de revenir à leurs origines historiques. Au travers des œuvres du collectif Reena Spaulings et de Banksy, il sera question de sonder en quoi une posture commerciale adoptée par l’artiste exerce directement une influence positive sur la valeur spéculative de ses œuvres.

Intégrer l’œuvre d’art dans un contexte commercial

En s’imposant comme un mirage d’une grande œuvre abstraite ou d’une publicité usuelle, les œuvres émergeant de ces contextes réussissent à capter l’attention de nouveaux publics, parce qu’elles se trouvent là où se porte un regard désintéressé. Par ce stratagème, elles engendrent une prise de conscience critique du regardeur, car celui-ci est subtilement amené à comprendre le dispositif dans lequel il se trouve.

Banksy Love is in the Bin (2018)
Avec l’autorisation de Pest Control
Courtoisie de Sotheby’s

Reena Spaulings est une entité artistique abstraite. À la fois collectif, galerie d’art new-yorkaise et personnage de fiction, elle in­terroge la notion d’auteur traditionnellement admise, celle de l’artiste autonome, ainsi que la division du travail dans la sphère artistique. Lors de la foire Miami Art Basel 2018, les visiteurs pouvaient apprécier Enigma (2014) de Spaulings, une œuvre située au kiosque de la Galerie Chantal Crousel (Paris). Il s’agissait d’un tableau qui rappelait l’expressionnisme abstrait, formé d’une tache brun pâle absorbée par un tissu blanc. Mais en prenant le temps de lire le cartel, on découvrait l’inscription d’un matériau inédit : « Nappe du dîner de clôture des galeries de la foire Art Basel au restaurant du Kunsthalle. » Habile subterfuge. En présentant la nappe/artéfact d’un souper (probablement bien arrosé) clôturant l’édition 2014 de ladite foire, on tend à croire que le collectif tourne en dérision le côté événementiel largement mis de l’avant dans les stratégies de communication d’Art Basel. Le banal dégât se confond ici avec les quelques milliers d’autres œuvres présentées dans les kiosques des galeries participantes et, bien sûr, dans ce contexte, la nappe tachée revêt elle aussi une valeur pécuniaire.

Cette stratégie peut à certains égards rappeler celle des artistes conceptuels des années soixante (Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Robert Morris et Lawrence Weiner, notamment) dont plusieurs, sous la représentation du galeriste Seth Siegelaub, avaient utilisé l’espace d’affichage comme une extension logique de leur pratique. La plus emblématique demeure le quart de page d’espace publicitaire acheté par Siegelaub dans le numéro de la revue Artforum de novembre 1968, afin de promouvoir l’exposition de l’artiste Douglas Huebler qui avait lieu à sa galerie. L’annonce en question affichait noir sur blanc le compte rendu littéral du message publicitaire. Présentée de façon « minimaliste » et à l’aide d’un langage descriptif comme démarche conceptuelle, la publicité/œuvre va à l’encontre de l’esthétique traditionnelle des publicités publiées dans ce même magazine, et en souligne du même fait leur banalité1.

La nappe tachée de Spaulings (2014) et la publicité conceptuelle de Siegelaub (1968) ont cela en commun que leurs auteurs critiquent la sphère commerciale de l’art, mais là réside un paradoxe : pour s’y intégrer, ils ont tout de même dû se soumettre aux règles du marché. En d’autres mots, tant le kiosque de la Galerie Chantal Crousel que l’espace d’affichage publicitaire dans la revue Artforum ont été payés. Ironiquement, les artistes en arrivent à perpétuer les rouages du système de l’offre et de la demande qui régit le marché de l’art, puisqu’en choisissant de s’intégrer à un contexte commercial, ils ont ajouté une valeur spéculative à leur intention première.

Si l’art peut revêtir l’apparat d’une publicité, comme c’est le cas chez Warhol, inversement, une publicité peut-elle revêtir l’apparat de l’art ?

Quand la destruction engendre la demande

Certains artistes mettront aussi au défi les régimes de consommation par la suppression totale de leur œuvre. En valorisant la dé­matérialisation, les artistes font ainsi place à des pratiques centrées sur leur propre existence. Leur réputation devient le matériau principal de leur œuvre et confère l’autorité nécessaire à l’acceptation critique de leur geste artistique2.

Impossible de passer sous silence la toile Girl with Balloon, du célèbre tagueur britannique Banksy, vendue 1,042 million de livres (1,775 million de dollars canadiens) par la maison d’enchères Sotheby’s à Londres en octobre 2018. Pour l’occasion, l’artiste avait fait en sorte que son œuvre s’autodétruise au moment même où on l’adjugeait. D’innombrables vidéos et images de cet événement sensationnel ont alors instantanément proliféré sur les réseaux sociaux et dans les médias du monde entier. Dans ce contexte particulier, l’acte d’autodestruction de Banksy laisse place à une stratégie de communication éloquente. Effectivement, la situation construite de toutes pièces par l’artiste a plutôt eu un effet positif sur sa valeur spéculative, dans le sens où elle lui aura permis de jouir d’une couverture médiatique d’envergure internationale. Cela dit, il est pertinent de spécifier que la réputation et la visibilité médiatique produisent mutuellement leur effet sur le marché, au-delà de l’objet en lui-même.

Le geste de Banksy peut trouver un écho dans les Zones de sensibilité picturale immatérielle (1959-1962), de l’artiste Yves Klein, série d’œuvres qui consistait en la vente d’une « zone » immatérielle. Klein orchestrait pour l’occasion un rituel précis qui avait lieu devant un public choisi composé de critiques, de marchands et de photographes. Tel que le voulait son rituel, la participation de ces témoins avait pour fonction de cautionner la recevabilité de la transaction de la « zone » comme tentative artistique, critiques, marchands et photographes agissant comme acteurs dans le processus de légitimation de l’œuvre d’art. Une fois qu’ils étaient tous réunis, Klein pouvait procéder au rituel et il confirmait que l’invisibilité de son œuvre était acquise en délivrant un reçu à l’acquéreur, aussitôt brûlé en échange d’un certain poids d’or. Se déroulant toujours en nature, la transaction ritualisée se concluait lorsque Klein jetait la moitié du poids de l’or dans un endroit où celui-ci ne pourrait jamais être récupéré. Dans l’éventualité où l’acquéreur désirait garder le reçu (malgré le respect des autres étapes du rituel), l’authentique valeur immatérielle de l’œuvre ne pouvait lui être officiellement cédée, bien qu’il en restât le possesseur3.

Yves Klein, Cession d’une « zone de sensibilité picturale immatérielle »
à M. Blankfort, Pont au Double, Paris (1962)
Performance
© Yves Klein, SOCAN, ADAGP, 2019
Photo : Giancarlo Botti
Courtoisie d’Archives Yves Klein

Dans ses mises en cérémonie de cession de l’immatériel, Klein a ouvert la voie à tout un pan des discours sur les paradoxes de l’économie relative du marché de l’art, laquelle est maintenue par l’autorégulation spéculative de ses activités. Sa manière de mettre en scène l’idée pure de l’artiste, reconnu légitimement, exhibe notamment l’état de croyance nécessaire à l’acquisition d’une œuvre. Quant à l’auto­destruction de l’œuvre de Banksy, celle-ci trouve aussi ses assises dans ce mode de réflexion en ce que le rayonnement médiatique de la transaction se révèle être, en soi, la finalité de l’œuvre.

Que ce soit en s’intégrant dans des contextes commerciaux (Spaulings, Siegelaub) ou en jouant avec la création d’une demande par l’autodestruction (Banksy, Klein), on remarque avec ces œuvres qu’il existe une spiritualité latente sur laquelle semble reposer le monde de l’art dans son système de valeurs et de croyances largement régi par l’artiste, ses lieux d’exposition et sa réputation4.

(1) Alexander Alberro (2003). Conceptual Art and the Politics of Publicity. Cambridge : MIT Press. 236 p.

(2) Nathalie Heinich (1996). Être artiste. Paris : Klincksieck, « Coll. 50 questions ». 126 p.

(3) Denys Riout (2004). Yves Klein : manifester l’immatériel. Paris : Gallimard. 200 p.

(4) Pierre Bourdieu (1979). La Distinction : critique sociale du jugement. Paris : Les Éditions de Minuit. 670 p.