L’émergence de la résidence d’artistes dans les quarante dernières années et son adoption par une multitude de lieux au tournant du siècle dernier placent cette pratique au cœur de la création contemporaine. Les artistes sont désormais sollicités à investir des contextes aussi variés qu’étonnants, tout en bénéficiant de conditions d’accueil diverses. En plus de la résidence plus traditionnelle en atelier, on observe aujourd’hui des séjours de création en mer à bord d’un navire de charge, sur le terrain avec les Forces armées canadiennes ou encore en Antarctique à la Fondation nationale pour la science. La prolifération du modèle de résidence est telle que certains la surnomment le « Airbnb de la création1 ».

Fondée en 1666 par Jean-Baptiste Colbert et Charles Le Brun, l’Académie de France à Rome est la première résidence à voir le jour. Cet établissement culturel, encore actif aujourd’hui, accueillait à l’époque de jeunes artistes pour un séjour de ressourcement axé sur la copie de chefs-d’œuvre antiques. Entre 1830 et 1910, en Europe, près d’une centaine de colonies rurales se forment à la suite de l’exode de milliers d’artistes qui veulent échapper à l’académisme et se dévouer à la peinture de paysage. Au même moment, aux États-Unis, plusieurs colonies d’artistes, inspirées par cet exode, sont également fondées. Ce serait toutefois les séjours estivaux offerts au Black Mountain College, en Caroline du Nord, entre 1944 et 1957, qui marqueraient l’émergence de cette pratique aux États-Unis2.

Au Québec et au Canada, elle apparaît dans le milieu des années 1960 à la suite des initiatives gouverne­mentales en matière de culture, qui instaurent un réseau international de résidences artistiques. Les artistes boursiers sont tout d’abord envoyés à Paris, puis à New York, pour un séjour variant entre six mois et un an. Parallèlement, divers organismes autogérés décident de se consacrer à cette formule. On pense au Banff Centre, en Alberta, qui s’y spécialise depuis le début des années 1970, ainsi qu’aux centres d’artistes Est-Nord-Est, à Saint-Jean-Port-Joli, et LA CHAMBRE BLANCHE, à Québec, qui emboîtent le pas dans les années 1980.

De l’atelier à la mobilité

Si l’expression « résidence d’artistes » semble aller de soi, aucune définition ne fait pourtant l’unanimité3. Ne se limitant plus aux arts visuels et à la littérature, la résidence s’étend à l’architecture, à la danse et au théâtre, en investissant une multitude de lieux. Ses déclinaisons se voient ainsi multipliées et son sens, dilué. Dans l’ouvrage Re-tooling Residencies (2011), Johan Pousette note une évolution intéressante entre la formule traditionnelle de la résidence et sa pratique actuelle. Issue de la conception romantique de l’artiste génie puisant dans la nature, la forme classique se présente comme une retraite hors du quotidien. L’approche contemporaine s’oriente plutôt, selon Pousette, vers le processus de création et la production. Souvent ancrée dans la communauté d’accueil, elle permet à l’artiste d’explorer de nouvelles pistes artistiques, d’effectuer du réseautage et de mettre à l’épreuve sa pratique. Il est intéressant de noter que la résidence se présente ici à la fois comme un outil de soutien à la production et un moteur de création, et que deux postures artistiques émanent de ces usages : l’une centrée sur l’atelier et l’autre, sur le déplacement.

Au Québec et au Canada, elle apparaît dans le milieu des années 1960 à la suite des initiatives gouvernementales en matière de culture, qui instaurent un réseau international de résidences artistiques.

Plus que jamais les artistes sont appelés à voyager pour participer à des expositions, des festivals, des résidences, etc. La commissaire Véronique Leblanc, citant Mladen Stilinović, écrivait même qu’« [u]n artiste qui ne voyage pas n’est pas un artiste4 ». Dans Radicant : pour une esthétique de la globalisation (2009), Nicolas Bourriaud souligne l’insistance du déplacement dans l’art contemporain provoqué par la mondialisation. Il élabore la figure du « radicant » qui, à l’image de l’errant, du touriste et de l’immigrant, « se développe en fonction du sol qui l’accueille ». Ce dernier se voit ainsi partagé entre le besoin de se lier à son environnement et le déracinement. En reposant sur le déplacement, la pratique de la résidence fait constamment appel à la faculté d’acclimatation des artistes au point qu’elle devient une méthode de création. Véritable phénomène de l’art contemporain, la résidence serait-elle devenue un simple mode de production ?

Philip Cheung, Patrol Break, Imilik Island (2017)
De la série Arctic Front
Courtoisie de la Circuit Gallery, Toronto
Cette série photographique a été réalisée dans le cadre du programme d’art des Forces armées canadiennes mis sur pied en 2001. L’objectif du séjour est de permettre à des artistes canadiens de témoigner des opérations quotidiennes, du personnel et de l’esprit qui règne au sein des Forces armées canadiennes.
Rebecca Moss International Waters (capture d’écran) (2016)
Courtoisie de l’artiste
Cette vidéo a été réalisée dans le cadre du programme de résidence 23 Days at Sea organisé par l’Access Gallery, à Vancouver. En août 2016, l’artiste devait traverser l’océan Pacifique à bord d’un navire de charge et arriver à Shanghai 23 jours plus tard. Une semaine après le départ, la compagnie maritime Hanjin a toutefois déclaré faillite. Incapables de payer pour se rendre aux quais, le navire et l’équipage ont été bloqués en mer pendant plus de quinze jours avant de recevoir des instructions supplémentaires pour poursuivre le trajet.

Saisir l’insaisissable

À une époque où les ateliers abordables se font rares, comme on le voit notamment à Montréal avec l’expulsion choquante de près de 500 artistes de leurs locaux, la résidence constitue une solution temporaire à une situation économique précaire. Mais à quel prix ? Bien que certains programmes fournissent un cachet aux artistes, souvent en plus d’un logement, d’un atelier et d’un soutien technique, d’autres prennent la forme d’hôtels payants avec des séjours s’élevant à plusieurs milliers de dollars. On comprend alors que les impacts de la résidence varient selon les programmes, les lieux d’accueil et les artistes. Or, bien que pour certains, les effets de ces expériences soient concrets et mesurables, pour d’autres, ils restent intangibles et difficilement identifiables.

À l’image du processus artistique, la résidence demeure un moment opaque. Dans le balado « The Artist Residency » diffusé sur la plateforme Web Momus, Daniel Baumann souligne avec justesse la nature paradoxale de cette formule qui tente de saisir l’insaisissable en planifiant la spontanéité et en fixant le déplacement… En offrant aux artistes un espace et un temps de création définis, les lieux d’accueil permettent non seulement à la magie d’opérer, mais ils la positionnent afin de mieux en témoigner. Force est de constater que la fascination autour de l’artiste à l’œuvre persiste à travers les siècles et que la résidence constitue la formule idéale pour y accéder.

(1) Kristy Trinier, « The Artist Residency », dans Momus: The Podcast (Épisode 2), 12 décembre 2017, en ligne

2) Cet établissement académique « ouvert » – où l’éducation était conçue par le fondateur John Rice comme une sorte de travail en cours (en anglais, work in progress) – accueillait, le temps d’un été, des artistes de tous horizons dans un environnement qui s’est révélé particulièrement productif. C’est d’ailleurs lors d’un séjour en 1952 au Black Mountain College que le premier happening de John Cage a été présenté.

(3) Voir à ce sujet mon mémoire de maîtrise : Marie-Ève Leclerc-Parker, La résidence d’artistes dans le réseau des centres d’artistes autogérés du Québec : enquête en vue d’une (re)définition, Université du Québec à Montréal, août 2016, 160 p.

(4) ­« La célèbre affirmation de Mladen Stilinović “[u]n artiste qui ne parle pas anglais n’est pas un artiste” pourrait aujourd’hui être remplacée par “[u]n artiste qui ne voyage pas n’est pas un artiste” ». Véronique Leblanc, Los subrogados / Les substituts, Fonderie Darling, 20 juin 2019, en ligne