Vouloir cerner, dans le cadre d’une publication trimestrielle, quelques enjeux autour des procédés documentaires est une tentative qui relève d’une métaréflexion. En tant qu’éditeurs d’une revue, nous créons des archives en temps réel quatre fois par année : chaque numéro est le témoin de l’actualité artistique d’une saison, puis le temps passe, et le numéro acquiert une certaine valeur historique au fil des ans. À chaque saison, un nouveau numéro s’ajoute à un corpus qui grandit depuis 1956, et dans l’accumulation, on arrive à avoir accès à une époque. La revue serait-elle en ce sens une archive vivante ?

Si le propre des textes présentés dans chaque numéro consiste à donner un aperçu de ce qui s’est produit au cours d’une saison dans le milieu de l’art, nous tentons chaque fois de parler, à travers les rubriques Actualités, Profils et Critiques, d’artistes émergents ou en mi-carrière, aux côtés d’autres figures, plus établies. On retrouvera ici des critiques d’exposition d’artistes étrangers, en l’occurrence William Kentridge, Francis Bacon, Kiki Smith. Et au fil des pages, on plongera dans le travail d’artistes québécois et canadiens tels que Marie- Christiane Mathieu, Sébastien Cliche, Anne-Marie Proulx, Hajra Waheed, Véronique Malo; puis on s’intéressa à des expositions individuelles ou collectives, au Centre Phi, au centre Bang, à la Maison des arts de Laval, à la Galerie d’art Stewart Hall, à la Beaverbrook Art Gallery, au MOCA Toronto, etc.

Dans le dossier thématique « Des archives en mouvement : l’art à la lueur des documents », les textes traitent des différents enjeux entourant l’usage des documents par les artistes et les musées. C’est le cas entre autres de D’Arcy Wilson, que vous voyez sur la couverture, de Natascha Niederstrass, de Kader Attia, de Zineb Sedira, de Délio Jasse et de Kapwani Kiwanga. Qu’ils soient considérés comme objets directement intégrés dans l’œuvre, comme méthodes dans le processus de création ou comme éléments résiduels, les procédés documentaires permettent d’ouvrir un dialogue sur ce que cela implique, finalement, que d’appartenir ou non de manière pérenne à une histoire. Si nous avions donc à dégager quelques aspects d’importance pour les pratiques artistiques qui intègrent des archives, ce serait sans doute que celles-ci s’organisent autour des thèmes de la mémoire, de la persistance dans le temps et de la présence dans l’immédiat.

J’ai toujours pensé que les artistes étaient les plus à même de comprendre ce que signifiait le fait d’appartenir à une époque. Plusieurs fois dans le passé, ils ont été en mesure d’anticiper ce que deviendrait la culture élargie d’aujourd’hui, et il m’apparaît évident qu’en observant les tendances de l’art au présent, on arrive à cerner les points de tension qui forgent notre époque contemporaine.

En considérant les archives comme des objets mouvants, non fixes, en les activant ou en leur offrant de nouveaux contextes, les artistes s’affirment aussi comme des acteurs dans l’écriture de l’histoire. Ils mettent en place les conditions nécessaires pour que d’autres récits puissent émerger. Pour différentes raisons qui relèvent autant des critiques féministes et décoloniales que des théories esthétiques et philosophiques, il est en effet de plus en plus essentiel de faire ressortir des histoires plurielles : en valorisant la mise en commun des expériences, en nuançant et en contextualisant les spécificités locales, ou en interrogeant les dispositifs d’autorité. Internet a certainement rendu un peu plus frappant ce constat : nous avons accès plus que jamais à du contenu créé hors de notre zone géographique et les mises en réseaux sont telles qu’il est maintenant impossible de constituer un savoir historique sans considérer aussi les éléments qui y font défaut.

L’un des aspects qui nous tient à cœur à Vie des Arts, c’est de mettre en valeur cet éclatement présent dans l’art contemporain : celui-ci ne se résume plus à une seule discipline ou à une seule approche, et il ne s’explique plus selon un développement linéaire. L’art contemporain n’est ni en rupture avec l’époque qui nous précède ni dans une parfaite continuité, il pourrait même être les deux à la fois. Chaque œuvre propose un contexte singulier, une petite histoire parmi toutes les autres. Peut-être qu’en les assemblant, il serait possible de voir plus clairement les aspects qui sont en train de définir en temps réel notre propre époque et les histoires de demain.

Bonne année 2020 et bonne lecture !

Jade Boivin