Le printemps 2020 n’aura pas été une belle saison. Outre la crise sanitaire et politique dans laquelle nous nous engouffrons, se déroulaient aussi devant les médias du monde entier les indignations et les revendications solidaires anti-racistes dénonçant la brutalité policière à la suite du meurtre, entre autres, de George Floyd. La crise actuelle agit comme le font les œillères pour orienter la vue, alors que l’attention est dirigée sur des enjeux publics uniques. Par où commencer lorsqu’il y a autant de choses à dire ?

Tout comme les soulèvements contre les situations abusives, les arts prennent la place qu’ils ont à prendre : si on ne peut plus aller dans les espaces publics, on se tourne vers Internet; si on ne peut plus aller dans les galeries, on se tourne vers les parcs, les rues et des lieux toujours plus vastes. Les arts se faufilent et occupent un espace différent selon les contextes et bien sûr, dans le cadre d’une pandémie ceux-ci sont amenés à changer rapidement, ils sont chamboulés et ils deviennent malléables ou incertains; mais les arts occupent un espace et ce n’est pas différent qu’à tout autre moment. Ce qui est différent, c’est que l’état de crise amplifie les besoins. Des besoins réels, structurels, économiques, émotifs, qui doivent être comblés pour que puisse continuer d’être occupé l’espace qui se doit d’être occupé par l’art dans notre société.

Entendons-nous bien, les artistes n’ont pas besoin de nous; bien au contraire, ils sauront s’organiser de manière autonome et autogérée comme ils nous l’ont démontré à maintes reprises par le passé ! C’est nous qui avons besoin de l’art pour qu’advienne ce qui n’adviendrait pas autrement, car l’art a un langage que l’économie et la politique n’ont pas. Tout comme nous avons besoin des militants anti-racistes pour parvenir à ce que nous ne pourrions faire autrement, car les soulèvements sociaux ont un langage que le système en place n’a pas non plus. Pour reprendre les termes de la commissaire Maja Ćirić, dans Hospitality: Hosting Relations in Exhibitions (2019), nous devons considérer le potentiel d’une hospitalité internalisée, c’est-à-dire une hospitalité telle qu’elle changerait les structures d’accueil même de l’hôte pour « agir selon de vrais besoins; agir sur ce qui n’est pas encore structuré » (traduction libre).

Pour ce numéro-ci, nous avons demandé à nos autrices et nos auteurs, qu’ils soient critiques d’art, travailleurs culturels, artistes ou commissaires, de se pencher sur ce moment de suspens qui a caractérisé le printemps 2020 : la distanciation est-elle un thème pour l’art, quels types d’expériences surviennent au contact d’une œuvre, quels ont été les impacts pour la diffusion des œuvres et sur les événements, qu’en est-il de l’impossibilité de se déplacer hors frontières, quel rôle les artistes peuvent-il jouer pour paver la voie, etc. En sont sorties de belles pistes de réflexion et un constat semble faire l’unanimité : le numérique et le transfert urgent vers le virtuel ne peuvent pas remplacer l’espace physique que l’art permet de générer.

Il serait possible de saluer ici tellement d’efforts qui ont été mis en place par les organismes de production et de diffusion des arts ce printemps, car ils se sont affairés à poursuivre ce qu’ils font de mieux : accueillir la création dans toutes ses facettes. Que l’art prenne place dans l’espace réel ou dans l’espace virtuel n’a pas réellement d’importance. Ce qui importe, c’est que les œuvres soient créées pour leur contexte précis, selon la démarche de l’artiste et la technique employée. Transposer une œuvre qui n’a pas été conçue pour intégrer le numérique dans sa forme n’est pas chose si facile. Qu’est-ce qui, de ces modèles émergents, restera après la crise ?

Cette question touche indirectement l’idée qu’on ne peut pas rendre l’expérience d’une œuvre, surtout celles qui ont des composantes spatiales et temporelles importantes, à travers quelque forme de médiation que ce soit. Une revue, c’est aussi une forme de médiation, et en tant que rédactrice en chef, je ne peux que saluer l’échec qui advient dans la publication sur l’art : ce que nous ne pouvons rendre de l’essence même des œuvres, nous le célébrons comme un espace générateur.

Soyons vulnérables suffisamment pour accueillir ce qui nous transformera pour le mieux.

En plus du dossier « En suspens, l’art ? », des profils d’artistes de Louis-Philippe Côté, Pao Houa Her, Manon Labrecque, Michèle Lapointe, Catherine Lescarbeau, Shabnam Zeraati, et des critiques d’expositions virtuelles comme en galerie, vous trouverez aussi en nos pages le cahier Les Détours de l’été. Les déplacements interrégionaux sont peut-être encore mitigés, mais vous trouverez certainement des propositions intéressantes dans votre propre région.

Bon été et bonne lecture,

Jade Boivin


Un nouveau site pour un nouveau cycle

Si vous êtes lecteurs de Vie des Arts, vous avez dû noter qu’il y avait du changement depuis une grosse année. Changements dans l’équipe, dans les contenus, dans les contenants, qui tous sont le reflet d’une revue qui se veut en prise avec son temps. L’expression est belle, vraiment, mais nous l’entendons autant dans son sens métaphorique de synchronicité, que dans celui plus littéral de branchement. Notre nouveau site Internet est le dernier symbole en date de cette ferme volonté de rester connectés.

Plus de 1000 articles en ligne, 259 numéros au format PDF, 64 ans d’histoire de Vie des Arts, une actualisation régulière, une esthétique léchée… Ce n’est pas une génération de retard que nous avons rattrapé en quelques mois, mais plusieurs. Conçue par Vortex Solution, cette plateforme est telle que nous l’avions imaginée en fin d’année dernière : un réseau de ponts jetés vers le futur, mais permettant aussi de remonter dans le passé. Vous y lirez ainsi l’intégralité des articles de nos prochains numéros, en même temps qu’une mise en valeur sans précédent de nos archives. Mais ce que vous y trouverez surtout, c’est un média avec sa propre vie, sa propre temporalité. Ici, les dernières critiques, portraits et dossiers s’égraineront au rythme de l’actualité et se mêleront à des contenus exclusifs et des trésors issus de nos archives. Revenez nous voir régulièrement, il y aura toujours du nouveau.

Viedesarts.com entend donc être à la hauteur du beau devoir qui nous incombe : faire rayonner le milieu des arts québécois et canadiens. Simultanément, il répond aussi aux enjeux qui pèsent sur tous les sites de contenus (dégager des revenus propres, générer des abonnements, attirer la publicité…). C’est de la tension entre ces impérieuses nécessités qu’est né son modèle d’affaires : trois articles par mois, ceux que vous voulez, pour nous découvrir à votre guise et à votre rythme. Au-delà de cette limite, il ne vous en coûtera que 3 $ par mois, le prix d’un café, pour profiter du site de façon illimitée. À moins que vous ne préfériez souscrire l’un de nos abonnements « Revue et Web » : que vous optiez pour un, deux ou trois ans d’engagement, le tarif n’a pas bougé.

Preuve s’il en fallait, que cette transition numérique n’annonce pas le déclin de la revue que vous avez entre les mains. Au contraire ! Elle arrive en renfort, la complémente, souligne même sa prééminence. Est-ce parce que les arts visuels sont haptiques, volumétriques, expérientiels, que le discours sur eux ne semble s’exprimer pleinement que sur un support physique ? Sans doute, et c’est pourquoi le papier restera toujours notre support de prédilection, le meilleur des écrins à nos yeux. Même si nous envisageons ce site comme une élégante émanation de la revue, ne vous étonnez donc pas qu’il vous y reconduise souvent : si les trois mois qui viennent de s’écouler nous ont bien rappelé quelque chose, c’est que notre matérialité se nourrit de matérialité.

Julien Abadie
Directeur général et éditeur