Éditorial n°58 – L’Oeuvre d’art à la portée de tous
Avant de prendre position sur la question des musées au Canada, il nous a paru sage de procéder à un rapide inventaire de nos richesses dans ce domaine. Le présent numéro constitue la première partie de cet examen. Il a pour objet de faire connaître l’histoire de la Galerie Nationale et, avec l’aide, surtout, du personnel qui en a la charge, de jeter un coup d’œil sur son état actuel. Mais, auparavant, l’Honorable Gérard Pelletier, Secrétaire d’État, dans un esprit de prospective vraiment réaliste, nous dit quel avenir il envisage pour l’institution dont il est responsable.
Soumis comme tout autre corps public aux impératifs des mutations rapides qui changent le caractère des sociétés du vingtième siècle, le musée, considéré jusqu’ici comme un moyen de conservation, se voit attribuer bon nombre de fonctions nouvelles, ce dont certains se réjouissent, tandis que d’autres s’en inquiètent. Un colloque récent tenu à Pans, sous les auspices de l’Unesco a apporté des constatations intéressantes sur le rôle, sur la mission, devrait-on dire, des musées dans le monde d’aujourd’hui. Dans un article paru dans Le Monde du 4 décembre dernier, le critique d’art Conil Lacoste examine l’un des principaux thèmes de ce colloque, celui de l’évolution du musée qui, de statique qu’il était, s’est généralement mis à bouger, a élargi son audience, renouvelé ses méthodes et repensé son orientation. Il nous prévient que ce qu’on appelle “la révolution des musées” est en marche. Comment opérer cette révolution sans sacrifier l’essentiel, voilà l’une des questions majeures à résoudre, car “il y a des conditions et des limites dans lesquelles le musée peut s’ouvrir et s’adapter aux masses et s’élargir à de nouveaux domaines du savoir tout en restant un instrument de documentation et de recherches”.
Un Canadien, M. Duncan F Cameron, consultant en muséologie et président de la Conférence Canadienne des Arts, a versé aux dossiers du colloque un document cité par M. Lacoste. Selon lui, il faut reconnaître que le champ d’action du musée ne connaît plus de bornes. En faisant le bilan des activités complémentaires qui s’additionnent constamment à la routine quotidienne des musées, “du concert au défilé de mannequins, en passant par la conférence, la visite guidée, le club féminin, la garderie d’enfants, le cours d’artisanat”, il ajoute que “tout cela serait parfait si ces activités constituaient une extension naturelle des fonctions de base et du rôle social du musée. Mais dans la plupart des cas (…), celui-ci est devenu un centre de loisirs, un club, une école, un collège, ou un bazar, parce qu’il ne savait pas être un véritable
musée”. En vertu de la loi de la surenchère, il ne faudrait pas s’étonner de voir, dans peu de temps, le sauna, par exemple, s’intégrer à cette accumulation d’activités hétéroclites.
Il est évident que le musée d’aujourd’hui cherche à être lui-même, c’est-à-dire fidèle à sa mission de conservation et ouvert à l’idée de communication. Même s’il peut apporter à l’école une contribution réelle, le musée n’est pas une école puisque sa mission spécifique est autre. II lui faut se soucier de faciliter l’examen et la compréhension des œuvres d’art au moyen de catalogues, de panneaux explicatifs, de cartouches clairs et précis, de commentaires filmés et enregistrés, mais il ne peut être véritablement utile et exercer pleinement sa fonction qu’à partir du moment où ceux qui viennent au musée disposent de certaines connaissances et ont appris à voir.
Le taux de fréquentation des musées augmente. Une enquête faite en 1966 aux États-Unis où la hausse de fréquentation des musées est le plus élevée, a montré — ce que les spécialistes avaient déjà constaté — que cette curiosité nouvelle ne favorise guère la culture artistique ni le goût, et que la plupart des visiteurs passent plus de temps à acheter des cartes postales, des publications, des petits bibelots, qu’à contempler les œuvres. Faute d’une certaine éducation artistique qui doit débuter tout au moins à l’école si le milieu familial n’a pas su la favoriser, il ne faut pas s’étonner de la réaction passive d’un public qui demeure le plus souvent désemparé et déçu devant des œuvres avec lesquelles il n’a pas de facilité de langage. Pierre Bourdieu, professeur de sociologie à la Faculté de Lille, dans un livre publié aux Éditions de Minuit, sous le titre de L’Amour de l’art et le sous-titre des Musées et leur public, a prouvé au moyen d’enquêtes que ceux qui en France fréquentent les musées appartiennent en majorité à une élite cultivée, c’est-à-dire à un public dont le niveau d’éducation se situe entre le baccalauréat et la licence, en dépit du fait que l’histoire de l’art occupe une place très réduite dans les études, qu’elle est reléguée au dernier rang et que les maîtres eux-mêmes se plaignent de n’avoir pas reçu de formation suffisante en ce domaine. La thèse centrale de Pierre Bourdieu est qu’on peut faire venir des foules de plus en plus nombreuses dans les musées mais qu’on n’améliorera pas leur goût si on ne les prépare pas, et il cite à ce propos la phrase de Heidegger qui dit que ce qu’on voit le moins ce sont les lunettes que l’on a sur le nez. Un des mythes de la classe cultivée, ajoute-t-il, c’est celui de la culture considérée comme naturelle. Il faut à tout prix rendre les musées accessibles à ceux qui n’ont pas de culture et leur former le goût dès le plus jeune âge.
On procède actuellement dans notre pays à l’évaluation des besoins physiques et autres des musées qui, semble-t-il, s’acheminent vers des nouvelles orientations. Richard Simmins, de Vancouver, a fait pour le compte du Conseil des Art une enquête sur la situation des musées canadiens et a préparé un rapport détaillé1. Il en a tiré des conclusions pertinentes que nous résumons brièvement:
- Un changement radical s’impose dans la conception que les musées canadiens se font de leur rôle, et leur organisation future doit être repensée.
- Le développement et le maintien de ces institutions ne se fera qu’à condition d’investir au moins soixante millions de dollars et cela pour répondre seulement aux besoins actuels; ceux de la prochaine génération devront être encore plus considérables. II est donc urgent de délimiter les obligations des gouvernements fédéral, provinciaux et municipaux dans ce domaine.
- La sollicitation en faveur des musées traverse une crise aiguë. L’Art Gallery de Toronto, le mieux soutenu des musées Canadiens, doit s’adresser chaque année à six cents sociétés industrielles pour trouver une somme de $70,000. Au Musée des Beaux-Arts de Montréal, la situation est très grave puisque le déficit prévu pour 1970-1971 sera de l’ordre d’un million de dollars et qu’il augmente régulièrement de $150,000 par année.
- Le problème de la disparité entre les régions reste à résoudre. Dans un pays aussi vaste que le nôtre, il faut que les musées soient avantageusement situés. Une ville comme Halifax devrait avoir un musée. D’autres disparités existent aussi sur le plan des subventions et elles devraient être corrigées.
- L’Etat devra éventuellement assumer la responsabilité des musées afin de supprimer l’idée de mécénat, de protection, de prestige, qui dessert, en définitive, le rôle de diffusion culturelle réservée au musée. De quoi demain sera-t-il fait dans le monde des musées? D’un plus grand souci pour l’accessibilité à l’oeuvre d’art et d’une liaison plus étroite entre les muséologues et les éducateurs? Pour l’instant, nous en sommes encore à l’heure des inventaires.
(1) The Simmins Report on Art Gallery Development in Canada, Volume I, April 1969; Volume II, September, 1969.