Malgré la dispersion à travers la ville des 23 expositions de la biennale MOMENTA intitulée pour cette édition Mascarades. L’attrait de la métamorphose, la plupart des œuvres n’étaient pas isolées les unes des autres, et, dès lors, entraient en dialogue. SocialSim (2021) de l’Allemande Hito Steyerl disposait cependant de son propre lieu presque autarcique à Place Ville Marie, site temporaire du Musée d’art contemporain. Arriver là et s’immerger dans un cube noir d’aliénation totale était surprenant, au premier abord, car la majorité des propositions retenues par la commissaire Ji-Yoon Han embrassaient plutôt l’utopie d’une capacité d’agir tous azimuts.

En pénétrant au sein de la première configuration d’écrans de l’installation de Steyerl, nous étions assaillis par des avatars numériques de policiers qui ne jouaient pas leur rôle habituel, celui de nous interpeller, mais s’agitaient aléatoirement, sans aucune fin assignable. Des informations défilaient au bas de ces écrans et décomposaient en chiffres des épisodes de répression brutale de la population par les forces de l’ordre françaises, en 2020, en pleine crise pandémique de COVID-19. Une fois ce seuil franchi, un essai vidéo narratif connexe montrait comment il était désormais possible, grâce à certains logiciels de simulation, d’anticiper des événements tels que des soulèvements, la propagation d’un virus ou la dissémination de théories conspirationnistes.

Déjà, en 2013, dans la vidéo How Not To Be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File, Steyerl nous prodiguait des conseils pour disparaître de l’orbite des dispositifs de surveillance omniprésents. En 2012, elle observait : « Alors que presque toutes les minorités ont été reconnues comme populations de consommateurs potentiels et, de ce fait, représentées visuellement (dans une certaine mesure), la participation du plus grand nombre au monde politique et économique s’est amenuisée. »1 Près de dix ans après avoir formulé ce constat peut-être trop lapidaire, Steyerl décrit, dans SocialSim, un rétrécissement encore plus prégnant de l’agentivité et annonce l’élargissement du gouffre entre les classes sociales.

Les institutions culturelles avalisent et diffusent des images positives afin d’amplifier la présence de personnes marginalisées dans l’espace public au moment où la violence réelle ou symbolique dirigée à l’endroit de certains groupes ne cesse de croître. Les propositions rassemblées par Ji-Yoon Han contournent une injonction de lisibilité de l’identité. Or, Han évite de se recentrer sur le seul refus de la visualité (qui mobilise néanmoins la pratique de plusieurs artistes). Elle greffe de nouveaux termes, comme le mimétisme, et aussi le motif flottant du masque, à la dyade reconnaissance/méconnaissance. Bien que l’époque actuelle reste au premier plan, on trouve dans l’exposition et le catalogue plusieurs cas de figure issus de périodes précédant l’émergence des politiques identitaires telles que nous les appréhendons depuis les années 1990.

Le moi-peau demeure la principale zone d’accès sensoriel au monde, et l’épiderme une interface visuelle par laquelle advient
la première rencontre avec l’autre. Dans Play-White (2019) – présentée à Diagonale –, la Sud-Africaine et Belge Bianca Baldi rapproche la capacité biomimétique que possèdent certains animaux à imiter sur leur enveloppe cutanée les caractéristiques de l’environnement et celles du « passing », un phénomène observé en sociologie, consistant pour un dominé à simuler les caractéristiques d’un dominant. L’expression « play white » se rapporte aux comportements des personnes noires au teint clair qui, en Afrique du Sud, pendant la période de l’apartheid, tentaient de s’extraire de la ségrégation. Baldi associe certains éléments du roman Passing, écrit en 1929 par l’Afro-Américaine Nella Larsen, à des images d’une seiche changeant d’état, prises à l’Institut méditerranéen d’océanologie de Marseille. Des voix hors champ incarnent trois protagonistes, deux issus du livre de Larsen, Claire et Lucy, et un troisième, Sepia, agent hybride. Dans le roman, les amies Claire et Lucy se retrouvent après s’être perdues de vue. Entre-temps, l’une a feint d’être blanche, ce qui lui a permis d’accéder à une existence privilégiée. Les citations trafiquées de leur discussion sont lues et entrecoupées d’extraits d’une chanson de Whitney Houston (I Have Nothing). La structure dialogique et intersectionnelle de l’œuvre nous positionne face aux limites du regard anthropomorphique, et pour certain·e·s, en vis-à-vis des présupposés de notre blanchité, dont nous avons plus ou moins conscience.

Avec Le spectre des ancêtres en devenir (2019) – à VOX, centre de l’image contemporaine –, le Vietnamien Tuan Andrew Nguyen investit aussi les contrecoups d’un clivage de l’identité et d’un leurre de l’origine. Nguyen a travaillé avec des habitant·e·s de Dakar dont l’ascendance remonte aux relations amoureuses entre des femmes vietnamiennes et des tirailleurs sénégalais enrôlés dans l’armée française en Indochine (Viêt Nam) au cours de la première moitié du XXe siècle. Les enfants issus de ces rencontres ont souvent été arrachés à leurs mères, car bien des pères ont quitté leurs conjointes pour les élever au Sénégal, au sein d’une famille recomposée. Outre cette béance biographique, le français, langue coloniale commune, lie entre elleux les participant·e·s. L’un des écrans de la vidéo de quatre canaux montre des personnes lisant les dialogues d’un scénario racontant les différents parcours de leurs parents ou grands-parents, tandis qu’en miroir un deuxième groupe porte ces voix des ancêtres en mimant, dans divers décors intérieurs ou extérieurs, des saynètes (en synchronisation labiale). Sur deux écrans latéraux, ces protagonistes manipulent des documents d’archives laissés en partage après la guerre d’Indochine, dont des photographies de ces mères – souvent la seule trace qui subsiste de leur existence –, afin de retisser, symboliquement, la filiation rompue.

siren eun young jung, Deferral Theatre (2018). Single-channel 4K video, colour, sound, 35 min 5 s ©siren eun young jung

Avec le projet Yeoseong Gukgeuk. Dévoyer le genre – à la Galerie Leonard & Bina Ellen –, la Coréenne siren eun young jung s’intéresse semblablement à un épisode d’une histoire méconnue : un exemple d’étanchéité culturelle et de « passing », cette fois de genre. Dans les années 1950 et 1960, les troupes de théâtre traditionnel Yeoseong Gukgeuk, composées d’interprètes féminines endossant tous les rôles, ont pris leur essor. Ce genre de performance qui était pourtant très populaire à l’époque, n’a cependant pas été inscrit au patrimoine officiel. jung a réuni un important corpus de documents, qu’elle a augmenté en réalisant des entrevues
et des performances avec des actrices très âgées. L’exposition de nature rétrospective, la première présentée par l’artiste sur le continent nord-américain, témoigne des legs multiples du Yeoseong Gukgeuk. Le travail de jung dépasse la période des années 1950 et 1960 en intégrant des protagonistes des communautés LGBTQ+ et crip qui incarnent les contrats intergénérationnels, et greffent à cet héritage d’autres formes d’agentivité. De ce fait, l’assimilation de cet assemblage de traces mémorielles dans la praxis de ces groupes rend compte du développement d’une théorie du genre et du queer en Corée, qui se distingue de son pendant occidental (la performativité drag relue par Judith Butler, pour ne citer qu’un exemple).

À l’instar de jung, Rémi Belliveau – à VOX, centre de l’image contemporaine – poursuit un projet de recherche de longue haleine, dont la présentation publique ne constitue qu’une étape. Pour conjuguer ses identités acadienne et non binaire/trans, en apparence inconciliables, Belliveau a procédé selon le mode de l’interpolation textuelle ou de la parafiction, en inventant un alter ego. Il s’agit du personnage de Joan Dularge, un chansonnier acadien francophone dont la trajectoire aurait pu se dessiner dans les années 1960-1970. Iel a créé un groupe de musique prog-rock, L’Empremier, possédant un répertoire inédit. Ce collectif se produit en concert dans le film L’Empremier. Live at Beaubassin (1970) (2023), tourné sur l’isthme de Chignecto, à la frontière des provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, en territoire mi’kmaq. L’utilisation de l’anachronisme permet à Belliveau de réinscrire la plasticité de sa propre existence trans et celle d’autres sujets dans la longue durée de l’ancestralité, mais aussi de faire bifurquer le temps, présent, passé et futur, hors de la reproduction des normes de l’hétéropatriarcat.

À VOX, Marianne Nicolson, de la nation musgamakw dzawada’enuxw, analyse quant à elle des archives consignées institutionnellement, au moment de l’interdiction du potlatch au Canada (de 1885 à 1951), une pratique qui menaçait prétendument l’ordre du capitalisme. Par ailleurs, on l’a éradiquée tout en s’assurant que ses retombées éphémères puissent devenir des artefacts pérennes, vendus, puis, ultimement, « placés » dans des collections muséales d’anthropologie. Nicolson inverse cette logique de l’appropriation ethno graphique en suggérant qu’une dimension conceptuelle, non optique, de sa culture résiste aux transactions de la valeur d’échange en échappant également aux notions occidentales d’art. L’exposition est composée, entre autres, de clichés photographiques commentés par l’artiste et d’une monstration de cartouches vides de chevrotine « offertes démembrées » (selon les termes de Nicolson) à la manière du potlatch.

Marianne Nicolson, Emerged as Stars: A Portrait of Dispossession (2022). Vue de l’exposition The Stories They Tell: Indigenous
Art and the Photography of Edward S. Curtis
. The James Museum of Western and Wildlife Art, St. Petersburg (2023). Photo : Caitlin Pendola

De nombreux·ses artistes laissent entendre en sourdine qu’iels ne s’adressent pas directement au visiteur dit « non marqué » (blanc, cis, hétérosexuel, colon). Dans Quantum Choir (2022) – à la Galerie B-312 –, Michèle Pearson Clarke, d’origine trinidadienne, utilise l’installation vidéo multicanal pour ainsi inscrire certain·e·s d’entre nous en porte-à-faux, au sein de son groupe affinitaire, ici constitué de personnes afrodescendantes et de femmes masculines queers. Afin de surmonter sa hantise de chanter en public, elle a invité ses pairs à participer au processus d’apprentissage de la chanson Queen of Denmark de John Grant. Le dispositif de présentation entourant notre corps, avec ses quatre écrans dédiés à chacun·e des protagonistes présent·e·s au moment du tournage, nous situe en effraction, au milieu d’un environnement soutenant (ou espace sécuritaire) éclaté, devenu vulnérable. Dans une deuxième pièce se trouve la toile devant laquelle les performances ont été captées, ainsi que des photos du tournage des vidéos
en studio.

L’exercice d’écriture lisse, compressé, de cette recension fait l’économie de plusieurs scories. En réassemblant des fragments de ma perception, j’occulte mes tâtonnements cognitifs en découvrant des pratiques et des contextes culturels. Avec en tête ce bruit de la réception, il est difficile d’évaluer rétrospectivement la réussite ou l’échec de la tentative de MOMENTA d’atteindre un plus vaste public en distribuant à chacun des sites de feuillets condensant en langage clair (dénué de « jargon ») le contenu des textes déjà très limpides rédigés par Ji-Yoon Han pour le catalogue. Je peux dire, toutefois, qu’en redirigeant l’attention vers ses propres moyens, ce langage entrave par son caractère compensatoire l’accès à « l’incohérence de l’expérience de l’art »2. Sans cette tentative de rattrapage du sens, la parole de Han laisse en effet des « blancs » pour que nous puissions établir des liens en arrêtant notre regard, ou notre écoute, au seuil du droit à l’opacité revendiqué par les artistes. En parcourant les différentes aires de l’installation de Michèle Pearson Clarke, mais également ailleurs au fur et à mesure que nous colligeons bout à bout le discours de l’exposition, nous atteignons les bords de sites qui se dérobent. Tuan Andrew Nguyen, lui aussi, déploie un dispositif où l’on se trouve positionné au milieu d’un espace vide. Afin de voir les quatre écrans, qui diffusent simultanément des témoignages et leur mise en scène narrative synchronisée, notre corps doit pivoter en manquant un canal. Mentionnons également l’éclipse des spectateur·ice·s lors de la captation du concert prog-rock de Joan Dularge/Rémi Belliveau, ou encore les parterres déserts des plateaux sur lesquels évoluaient les interprètes du théâtre Yeoseong Gukgeuk filmées par siren eun young jung en Corée. Ces places vacantes, intraversables, empêchent toute espèce de traduction plate en amont.

De plus, il est difficile de décrire le basculement qui se produit souvent au cours de notre visite, lorsqu’une surface d’image,
ou un registre de performativité ressemblant à quelque chose de familier se recouvre soudainement d’une inquiétante étrangeté qui brouille notre capacité de lire, d’extraire de l’information et de répondre. Ce phénomène est exacerbé par Liminal (2019) – à Occurrence – de la Péruvienne et Néerlandaise Maya Watanabe, où, pendant une heure, défile le plan en travelling d’un sol grenu accompagné du chant des grillons. Cette œuvre soulève la question des limites de l’appréhension audiovisuelle face au hors champ de la barbarie. Outre un intertitre au début, peu d’indications – à part quelques indices entraperçus – permettent de deviner qu’un charnier se trouve en ces lieux de tournage, au village de Nueva Villa Paraíso et dans la localité de Tastabamba, au Pérou.

On pourrait dire, pour fermer ici la parenthèse arbitraire d’un échantillon de huit propositions sélectionnées parmi les 23 offertes aux visiteur·euse·s, que cette diversité d’approches, axées sur le problème très vaste de la visibilité comme piège, présente plusieurs manières, souvent diamétralement opposées, de résister aux boîtes noires des technologies d’accumulation du capital et aux spectres du colonialisme. C’est également par la donation de formes diffractées et foisonnantes que les artistes refusent, enfin, de réduire leur identité et celle des membres de leur communauté d’appartenance au plus petit dénominateur commun du savoir, toujours télégraphié, dont on croit disposer sur elleux. 

1 Traduction libre. « While every possible minority was acknowledged as a potential consumer and visually represented (to a certain extent), people’s participation in the political and economic realms became more uneven. » Hito Steyerl, « The spam of the earth: withdrawal from representation », e-flux Journal, nº 32, février 2012, e-flux.com/journal/32/68260/the-spam-of-the-earth-withdrawal-from-representation/.

2 Il s’agit de l’expression de l’artiste Carolyn Lazard, proposée comme définition étendue de l’accessibilité aux œuvres pour un public aux capacités diverses : « L’accessibilité est souvent pensée en fonction de l’idée de la clarté, de la transparence et de la cohérence, mais je crois que les personnes vivant avec un handicap méritent aussi d’avoir accès à l’incohérence de l’expérience de l’art. » Traduction libre de : « Accessibility is often thought of in relation to the idea of clarity or transparency or coherence, but I think disabled people also deserve access to the incoherency of the experience of art. » Carolyne Lazard et Catherine Damman, « Carolyne Lazard by Catherine Damman », Bomb, 10 septembre 2020, bombmagazine.org/articles/carolyn-lazard/.