Imaginez que vous entrez dans un musée et que vous voyez une personne allongée dans un escalier, comme si elle était tombée la tête la première dans les marches, tournée vers le bas, étrangement tordue, à moitié sur le ventre et à moitié sur le côté. Les réactions face à cette scène sont multiples : l’observation du corps tordu suscite des doutes quant à l’état de la personne ; certains passent rapidement devant, pensant qu’il s’agit d’une « œuvre d’art », alors que d’autres ralentissent et regardent de plus près.

Toutes ces réponses sont compréhensibles dans le contexte de l’exposition et sont évoquées par la construction du scénario de « l’installation live » PLASTIC (2015-2016) par l’artiste et chorégraphe Maria Hassabi (1973, Chypre), établie à New York et Athènes1. Elles font directement écho à l’essence de cet essai : différentes couches de relations entre les interprètes et les membres du public sont négociées au sein des œuvres performatives. En effet, la performance est, dans sa pratique, intrinsèquement liée à l’implication de corps vivants qui, par l’exécution d’actions, réalisent l’œuvre d’art pour leur public. Cette coprésence obligatoire avec son audience a lieu à un temps donné et dans un endroit précis. La rencontre sociale dans une œuvre d’art performative crée une relation particulière entre les gens impliqués dans l’espace2. Dans PLASTIC, cette relation peut relever brièvement d’un intérêt curieux de la part du public, ou même selon Hassabi d’un moment « d’intimité partagée » – comme c’est le cas lorsqu’on se retrouve dans un tête-à-tête avec une ou un de ses interprètes. Le contraste frappant entre l’indifférence dont fait preuve le public lorsqu’il passe distraitement tout près d’une personne en train de performer, ou même lorsqu’il l’enjambe, alors qu’elle semble avoir été laissée de côté, illustre l’évitement de toute forme de relation explicite.

Maria Hassabi, PLASTIC (2015-2016) Vue d’installation au Museum of Modern Art, New York (2016)
Maria Hassabi, PLASTIC (2015-2016) Vue d’installation au Museum of Modern Art, New York (2016) Performeuse, sofa au The Donald B. and Catherine C. Marron Atrium : RoseAnne Spradlin. Photo: Thomas Poravas. Courtoisie de l’artiste

Une telle attitude non relationnelle pouvait aussi être perçue dans Natures Mortes (2021) au Palais de Tokyo à Paris, la plus récente perfor- mance de l’artiste Anne Imhof (1978, Allemagne), basée à Berlin et New York3. Prenons par exemple le moment où quelqu’un s’est assis dans un escalier, dans le chemin d’un performeur qui y rampe lentement : sans recevoir aucune forme de communication interpersonnelle directe, la personne s’est simplement fait grimper dessus. Cette situation met en scène ce que l’artiste elle-même appelle un « rassemblement des performeurs et du public […] pas agréable, ni joli, ni gentil4 ». Vivant dans son propre monde, l’équipe très soudée d’Imhof est connue pour produire ce que la philosophe Juliane Rebentisch appelle une « absence opérante dans la présence5 » – c’est-à-dire que les performeuses et performeurs sont à la fois présents et absents ; elles et ils vous regardent d’un air vide, mais ce regard passe aussi à travers vous.

Imhof et Hassabi considèrent toutes deux l’audience comme une composante importante de leurs œuvres. La première calcule l’implication du public dans sa pratique, si bien que ses performances n’adviennent dans leur intégralité que dans l’interaction avec l’espace d’exposition, dans des « situations où plusieurs têtes sont impliquées dans les processus décisionnels6 ». Imhof, qui se mêle à la foule pendant ses performances, envoie des indications à ses collaboratrices et collaborateurs via WhatsApp, afin de « relier » sa pièce dans son ensemble avec l’audience. Étant donné l’impact du comportement des spectatrices et des spectateurs pendant les performances, comme le suggère l’artiste, la dynamique relationnelle est construite selon la situation de réception, qu’elle structure elle-même, mais aussi comme un scénario évolutif intégré à la chorégraphie.

Anne Imhof, Natures Mortes (2021) Photo : Nadine Fraczkowski
Anne Imhof, Natures Mortes (2021) Performeuse : Tandi Reason Dahl au Palais de Tokyo, Paris. Photo : Nadine Fraczkowski. Courtoisie de l’artiste.

Dans l’espace d’exposition de Natures Mortes, les interprètes ont fait leur entrée dans une forme de procession, et portaient des haut- parleurs diffusant une musique électronique sombre, fonctionnant en quelque sorte comme des lumières directrices tout au long de la performance. Le public suivait leurs déplacements, mais il est rapidement devenu impossible de percevoir toutes les actions en cours en même temps. Le groupe de performeuses et de performeurs s’est divisé en sections de différentes tailles, individuelles ou en sous-groupes, avant de se reformer pour des scènes d’ensemble plus larges. Entre les mouvements chorégraphiés et l’improvisation dans la rencontre avec l’audience, les interprètes ont réussi à produire un flux principal de mouvements processionnels dans une direction, conduisant les membres du public, qui agissaient là comme un essaim, sur les différents étages. Pendant la pièce, qui a duré quatre heures et qui s’est tenue pendant neuf jours, de nombreux mouvements ont été exécutés. On a vu par exemple les interprètes danser dans des spirales énergiques, vapoter en s’appuyant nonchalamment contre un mur, jeter des bougies, réaliser des portées à travers le public, se verser de l’eau les uns sur les autres, changer constamment de position au-dessus ou au-dessous des gens, traînailler sur des plateformes, ramper sur le sol ou se réunir sur une scène. Ces « mouvements qui n’ont pas nécessairement de cause7 » ont produit une certaine fascination, car leur atypisme ne nous permettait pas de nous identifier directement aux collaboratrices et collaborateurs d’Imhof. Il s’en est suivi un sentiment presque indescriptible d’être à la fois submergé et captivé par la capacité des interprètes à créer une expérience étrange avec leurs mouvements et leurs regards distants, donnant l’impression d’être physiquement proches – lorsque le public est littéralement poussé hors du chemin – mais émotionnellement séparés. En 2021, ce sentiment a été amplifié par les masques obligatoires portés par le public, maintenant même privé de ses mimiques pour communiquer avec les autres, et se tenant en contraste avec le groupe des interprètes sans masque, mais qui, à leur tour, vous fixaient sans expression, comme s’ils en portaient un. Les performeuses et les performeurs ont créé une présence distante – en étant là, mais pas entièrement avec nous. Nous étions ensemble, mais séparés. Une fois de plus, Imhof a chorégraphié une non-relation interpersonnelle qui semblait néanmoins fonctionner à l’inverse comme un outil d’implication du public.

Maria Hassabi, PLASTIC (2015-2016) Vue d’installation au Museum of Modern Art, New York (2016)
Maria Hassabi, PLASTIC (2015-2016) Vue d’installation au Museum of Modern Art, New York (21 février au 20 mars 2016) Performeur, escaliers du Agnes Gund Garden Lobby : Hristoula Harakas. Photo : Thomas Poravas

Revenons sur les poses aliénées que Hassabi appelle des « corps oubliés ». La chorégraphe aborde, quant à elle, la relationnalité à un rythme différent, mais avec une intensité similaire. Alors qu’au cours de Natures Mortes d’Imhof, une performeuse ou un performeur qui déambulait lentement pouvait soudainement accélérer et, avec une attitude décisive, se frayer un chemin à travers le public, les danseuses et les danseurs de Hassabi, dont l’artiste elle-même, pouvaient sembler à première vue complètement immobiles. Sans distance physique, l’installation live avait lieu dans deux cages d’escalier, sur le sol et sur le mobilier de l’atrium du Museum of Modern Art de New York pendant un mois en 2016, durant les heures d’ouverture. Selon le moment d’arrivée des visiteuses et visiteurs, certains étaient assis sur les marches, allongés en groupe sur le sol ou sur un canapé, tandis que d’autres adoptaient des poses tordues pendant une durée déconcertante. Petit à petit, et avec un maximum de concentration, les interprètes bougeaient, adoptant ainsi une qualité de mouvement que l’artiste désigne comme « une vitesse de décélération ». En suivant une chorégraphie organisée en boucle, elles et ils comptaient constamment pour garder le rythme tout en glissant, rampant et tremblant sous la force de la tension musculaire de leur propre corps. Cette immobilité supposée se juxtaposait à la mobilité potentielle du public. Inversement, pour voir les actions, les visiteuses et visiteurs devaient rester immobiles, reflétant en quelque sorte la lenteur des mouvements des inter-prètes dans leur propre position d’observation8. La chorégraphie décélérée d’Hassabi leur a permis de reconnaître les soubresauts d’une respiration, d’une larme ou d’un regard comme autant de moyens visuels et corporels non verbaux, pourtant potentiels de connexion. À ce sujet, l’artiste déclare recevoir de l’énergie provenant des membres du public, « parfois […] une énergie désagréable d’eux, mais […] la plupart du temps tu t’en nourris, c’est stimulant9 ». Le malaise évoqué peut faire référence aux positions vulnérables des danseuses et des danseurs, sur le sol, sous les gens, tandis que le public envoyait des regards directs et voyeurs sur leurs corps, créant une tension sur la dynamique relationnelle entre le sujet et l’objet. L’un des danseurs relate son expérience à propos de la distance et de la réceptivité : « Certaines personnes ne peuvent pas soutenir les contacts visuels ; ils ne veulent pas ce genre d’attention. […] Mais d’autres les accueillent réellement. Et lorsqu’ils le font, je réponds en retour. Parce qu’une partie de mon autonomie d’action consiste à m’engager réellement avec quelqu’un, je ne suis pas qu’un objet inanimé, mais aussi une vraie personne, et je vous regarde10. »

Maria Hassabi, PLASTIC (2015-2016)
Maria Hassabi, PLASTIC (2015-2016) Vue d’installation au Museum of Modern Art, New York (21 février au 20 mars 2016) Performeuse, escaliers du Agnes Gund Garden Lobby : Hristoula Harakas. Photo : Thomas Poravas

Le regard est un leitmotiv dans PLASTIC et Natures Mortes, et son impact est d’autant plus évident lorsque nous regardons le public qui, lui, exécute sa « propre chorégraphie11 », notamment en photographiant et en filmant constamment le déroulement des actions. La coprésence réelle entre toutes les personnes dans l’espace est infiltrée par celles qui sont rivées à leurs cellulaires et le public s’engage à la performance par le numérique, tout en étant présent dans l’espace réel. Participer à l’une des œuvres d’art performatives aujourd’hui révèle davantage cette tendance de notre époque à être ensemble mais séparés, surtout lorsque la vie pendant la pandémie nous a appris à être dans des relations distantes – en contact via l’écran, mais pas physiquement.

Les deux œuvres illustrent-elles ce mode altéré de relations (avec soi-même), dans lequel notre connectivité humaine s’est forgée au cours des dernières années de notre ère numérique ? Une chose est sûre : lorsqu’il s’agit de prendre la photo parfaite, les spectatrices et spectateurs peuvent devenir extrêmement intrusifs. À leur tour, Natures Mortes et PLASTIC – déjà anticipés dans leur titre – jouent avec le devenir-image de leur chorégraphie en adoptant des poses pittoresques et consommables, entre la vivacité et son absence, soulignées par les tenues en jean gris de Hassabi et la mode sous-culturelle d’Imhof. L’allusion aux interprètes qui deviennent une image ou une sculpture joue avec les conceptions de la performance contemporaine mettant l’accent sur la visualité, et qui est « quelque chose à voir, plutôt qu’à rencontrer12 ». Pourtant, une fois que nous arrêtons notre propre performance dans l’espace numérique et que nous consacrons notre temps aux interprètes et aux personnes qui nous accompagnent dans l’espace en présence, la possibilité d’une relation interpersonnelle plus profonde s’ouvre, au-delà de l’image instagrammable, et engendre peut-être même l’être-ensemble respectueux dont nous avons tant besoin. Celles et ceux d’entre nous qui nécessitent un rappel « peu agréable » à la Anne Imhof, à ce sujet, voient leur cellulaire recouvert de mains, reçoivent un doigt d’honneur ou même se font confisquer leur portable par les performeuses et performeurs. 

Mes descriptions de PLASTIC sont fondées sur des photographies, des vidéos, des critiques d’exposition, des entretiens, des essais de Claire Bishop, Hendrik Folkerts, Victoria Gray, Tim Griffin, Ana Janevski, Martha Joseph et Thomas J. Lax, ainsi que sur ma propre expérience de sa pratique du mouvement dans d’autres de ses œuvres performatives. Mon point de vue sur Natures Mortes se réfère à mon vécu de l’œuvre, ainsi qu’aux photographies, aux vidéos, aux entretiens, aux critiques d’exposition, et concernant la pratique artistique d’Imhof, principalement aux essais de Benjamin Paul ainsi que de Juliane Rebentisch. Ma lecture de l’œuvre va dans la même direction que les commentaires de Carolyn Christov-Bakargiev.

Les discussions clés sur les relations intersubjectives dans l’art (de la performance) remontent, entre autres, à Claire Bishop, Nicolas Bourriaud, Erika Fischer-Lichte, Amelia Jones, et plus récemment à Victoria Wynne-Jones.

3 Les performances avaient été précédées d’une immense exposition en forme de parcours qui intégrait des peintures, des sculptures, de la musique et des vidéos d’Imhof elle-même et d’une trentaine d’autres artistes qu’elle avait sélectionnés autour du sujet de Natures Mortes. Pendant les performances, cet espace d’exposition a été activé.

4 Anne Imhof dans Natures MortesAnne Imhof (Paris : Palais de Tokyo, 2021), p. 43.

5 Traduction libre de Juliane Rebentisch, « Dark Play », dans Anne Imhof, Faust (Cologne : Koenig, 2017), p. 25.

6 Traduction libre d’Anne Imhof dans Artist Talks, (UBS : Francfort, 2021), 1 h 20 min 41 sec, en ligne : https://ubs.trickboxtv.live/artisttalks/anneimhof/.

7 Anne Imhof dans Natures Mortes. Anne Imhof, p. 43.

8 Voir Tim Griffin, Living Contradiction (New York : MoMA, 2016), p. 1, et Thomas J. Lax, Maria Hassabi : Glances (New York : MoMA, 2016), p. 2.

9 Traduction libre de Maria Hassabi dans MoMA Live (MoMA : New York City, 2016), 18 min 58 sec, en ligne : https://www.moma.org/calendar/events/1823. PLASTIC incluait un paysage sonore, et de précédentes itérations avaient été présentées au Hammer Museum, Los Angeles, et au Stedelijk Museum, Amsterdam (2015).

10 Traduction libre de David Thomson dans Siobhan Burke, « ‘PLASTIC,’ at MoMA, Is on the Floor and the Stairs », New York Times (9 mars 2016).

11 Claire Bishop, « Death becomes her », dans Parkett 98 (2016), p. 11. Au sujet des relations entre la performance et la technologie, voir Claire Bishop, « Black box, White Cube, Gray Zone », The Drama Review 62, no 2 (2018), p. 22-42.

12 Traduction libre de Tim Griffin, Living Contradiction (New York : MoMA, 2016), p. 1.