Métiers d’art/arts visuels : entre deux champs disciplinaires
Historiquement, les arts visuels et les métiers d’art se sont constitués en tant que domaines séparés. Au Québec, les uns ont obtenu leur reconnaissance à l’université, alors que les autres sont confinés au statut collégial, du moins dans le réseau francophone (les arts textiles et la céramique ayant une place dans le système universitaire anglophone). Ces hiérarchies trouvent leur ancrage idéologique dans le passé. Pourtant, de plus en plus d’artistes intègrent la matière dans leur travail. Plusieurs ont une formation double, en arts visuels et en métiers d’art, et se situent en marge des deux champs de pratique.
Dans le contexte du débat sur la définition de l’art actuel/l’art contemporain, ce retour à la matérialité est indice de changement : est-il en décalage, passéiste ou propose-t-il une avenue différenciée ? Ce texte examine les hiérarchies artistiques et resitue le débat arts visuels/métiers d’art. Mon hypothèse est que cette position interstitielle pourrait être une voie de déblocage dans le dilemme qui oppose arts visuels et métiers d’art, entre objet et dématérialisation, entre maîtrise technique et conceptualisation. C’est la pratique de plusieurs artistes, dont Laurent Craste, Montserrat Duran Muntadas, Michèle Lapointe, Susan Edgerley, Mylène Boisvert, pour ne nommer qu’elles et lui, qui ont fait l’objet d’articles de ma part dans les pages de Vie des arts.
De la Grèce ancienne à la Renaissance
La pensée antique a formé le socle de notre compréhension du monde, et les métiers d’art en faisaient partie. Selon l’historien Jean-Pierre Vernant, les philosophes Protagoras et Platon avaient des vues opposées sur la question des artisans. C’est celle de Platon qui a prévalu, qui estimait que leur métier est servile, alors que Protagoras pensait que le lien social s’exprime essentiellement par le travail. Au fil des siècles, la façon de considérer les métiers d’art a évolué. Un jalon important de celle-ci est la différenciation artisan-artiste, qui apparaît à la Renaissance. Au Moyen Âge, la distinction entre artistes et artisans n’existait pas ; il n’y avait que des artisans. Le premier historien de l’art, Giorgio Vasari, qui était aussi peintre et vivait à Florence au XVIe siècle, a élaboré une hiérarchie des arts où peinture et sculpture figuraient au sommet. Son recueil, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, était un outil de promotion pour un nouveau type de métier, celui d’artiste. À la base de sa hiérarchie, un artiste comme Donatello qui pouvait passer de la taille du marbre au modelage de l’argile et même au moulage, ne correspond pas pour Vasari à la façon de travailler propre à un artiste véritable : par soustraction. Michel-Ange occupe ainsi la place la plus éminente grâce à son activité de sculpteur de pierre.
L’intention de Vasari, en publiant ces textes, est de promouvoir le travail des peintres et des sculpteurs et de les faire accéder à un statut supérieur à celui des artisans. Il réussit à convaincre le grand-duc Cosme de Médicis de fonder l’Accademia e compania delle arti del disegno, la première académie des beaux-arts, en 1563.
L’intention de Vasari, en publiant ces textes, est de promouvoir le travail des peintres et des sculpteurs et de les faire accéder à un statut supérieur à celui des artisans. Il réussit à convaincre le grand-duc Cosme de Médicis de fonder l’Accademia e compania delle arti del disegno, la première académie des beaux-arts, en 1563. Vasari revendique que l’art est le résultat du travail de l’esprit, plus que celui de la main1, ce que Léonard de Vinci avait déjà avancé en écrivant que l’art est cosa mentale, chose de l’esprit. Son entreprise de légitimation sera reprise : en France, le mot artiste apparaît au XVIIIe siècle et la distinction art/artisanat est clairement établie par Jacques-Bénigne Bossuet2. Cette attitude vis-à-vis des métiers d’art s’est maintenue à travers le temps pour culminer au XXe, avec l’apparition du minimalisme et, surtout, de l’art conceptuel. L’art devenait production d’idées, et les objets devenaient facultatifs en tant que supports du propos artistique.
Exclusion ou intégration ?
Dans The Intangibilities of Form (2007), l’historien de l’art britannique John Roberts écarte radicalement l’artisanal et fonde sa relecture du modernisme et du postmodernisme sur la déqualification (deskilling) en art, suivie d’une requalification hors des compétences techniques. Roberts utilise la notion de totipotentiality de la main, une notion empruntée à Raymond Tallis3, ce qui correspondrait, au-delà de la stricte référence à la virtuosité, à une multiplication des possibilités de l’artiste (la main étant toutefois un ensemble qui inclut la délégation de la fabrication des objets à d’autres et non l’acquisition d’un savoir-faire).
Le travail de l’artiste gagne à être compris dans le contexte général de la fabrication des objets tel que pensé par le marxisme. Roberts et d’autres auteurs soulignent que la déqualification est un phénomène qui s’observe aussi dans l’industrie. L’automatisation a entraîné une perte de compétence tant au plan des formations qui auraient pu être données pour une meilleure compréhension des instruments de travail, qu’au plan de la complexité des opérations industrielles et du savoir scientifique, qui n’est pas transféré aux ouvriers. En déléguant à d’autres la réalisation des objets, l’artiste participe à cette déqualification. À l’inverse, l’artisan maîtrise toutes les étapes de la production, et même quand le travail avec des machines est induit. Le conceptualisme postduchampien dissocie radicalement le discours sur l’œuvre de l’œuvre elle-même (discours porté par l’artiste lui-même). Pourtant, l’artiste autant que l’artisan peut penser l’art à travers ses œuvres. Le geste n’est pas seulement et pas toujours virtuosité et expression du Soi ; il est aussi une façon de penser le monde.
Des signes de changement apparaissent, comme le démontre l’exposition Fait main de 2018, au Musée national des beaux-arts du Québec. En parallèle, les théoriciens du Craft s’inquiètent d’une éventuelle absorption des métiers d’art dans les arts visuels et revendiquent leur autonomisation – notamment Glenn Adamson, Bruno Andrus (lors d’une formation du Musée des maîtres et artisans, en 2019) et Bruce Metcalf (dans un texte de 1993, mais qu’il revendique comme encore actuel4). Ce dernier propose un retour au savoir-faire et à la fonctionnalité de l’objet, ainsi qu’aux formes traditionnelles. En maintenant cette position, les métiers d’art conservent leur position subalterne par rapport aux arts visuels. Alors, faut-il les laisser à une place dépréciée ou les hausser en les intégrant et risquer leur minorisation ?
Contemporary craft / céramique conceptuelle ?
Pour différencier les pratiques en métiers d’art, écrivant sur le travail d’Anders Ruhwald, Adamson invente le terme de contemporary craft5. L’appellation céramique conceptuelle se lit aussi6. Ces appellations, du point de vue des arts visuels, sont paradoxales. Selon la logique de Nathalie Heinich, les métiers d’art « contemporains » appartiennent au paradigme de l’art moderne et non à celui de l’art contemporain7 ; elle précise toutefois que les deux paradigmes pourraient coexister. Dans son livre, un intitulé résume une des caractéristiques de ce dernier: « L’artiste n’est plus à l’œuvre8. » Dans le même ordre d’idées, pour ne donner que cet exemple, le conservateur et commissaire britannique Jonathan Watkins soutient que l’objet brise la continuité entre l’art et la vie9.
D’autres auteurs soulignent cet entre-deux dans lequel certains artistes/artisans se trouvent : T’ai Smith mentionne l’artiste anishinaabe Olivia Whetung et une artiste textile des années 1960, Lenore Tawney, amie d’Agnès Martin10. Dès 1993, Martina Margetts souligne que le travail de Richard Deacon, Bill Woodrow, Tony Cragg, Antony Gormley et d’autres sont proches des formes figuratives et de récipients (vessels), donc proche des métiers d’art, mais qu’ils présentent l’objet comme métaphore, ce qui selon elle est une caractéristique des arts visuels du post-modernisme11.
La matière est une autre forme de penser le métier d’art, pour contourner le dilemme utilitaire/artistique. La dimension existentielle, et même réparatrice, de la manipulation de la matière est indissolublement liée au genre humain par plusieurs aspects, tant psychologiques que cognitifs. En cela, il ne diffère pas de l’art.
Si les métiers d’art per se sont destinés à la disparition en tant que pratique historique et forme d’apprentissage en décalage face à l’automatisation postindustrielle et à la nouvelle division du travail, le rapport sensuel et tactile à la matière et la dimension d’expérimentation sont ancrés dans le genre humain depuis des millénaires et ne peuvent être occultés, sous peine de revenir sous forme de refoulé.
1 Patricia Lee Rubin, Giorgio Vasari : Art and History (Yale University Press, 1995), p. 235.
2 Maurice Fréchuret, « Le cheval et la puce. Petite contribution à l’étude des rapports de l’art et de la machine de 1910 à 1970 », dans L’art et la machine du XVIIIe au XXIe siècle (Lyon : Musée des Confluences, 2015), p. 70.
3 Raymond Tallis, The Hand: A Philosophical Enquiry Into Human Being (Édimbourg : Edimburg University Press, 2003), cité par John Roberts dans The Intangibilities of Form (London et Brooklyn : Verso, 2007), chapitre 3.
4 Bruce Metcalf, « Replacing the Myth of Modernism », American Craft (février-mars 1993), consulté le 25 août 2021 sur le site de Metcalf, https://www.brucemetcalf.com/replacing-the-myth-of-modernism.
5 Glenn Adamson, « Open Ended Objects », dans J. Beighton et A. Ruhwald, Anders Ruhwald – You in Between (Middlesbrough : Middlesbrough Institute of Modern Art, 2008).
6 Notamment dans l’article de Rachel Gotlieb, « Léopold L. Foulem », L’Encyclopédie canadienne, https://thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/leopold- l-foulem, consulté le 27 février 2020.
7 Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique (Paris : Gallimard, 2014).
8 Ibid., p. 163.
9 Dans une entrevue menée auprès de l’auteure en novembre 2018, pour un article publié dans le numéro 253 de Vie des arts.
10 T’ai Smith, « The Problem with Craft », Art Journal, vol. 75, n° 1 (printemps 2016).
11 Martina Margetts, « Life After Leach », Crafts, n° 123 (1993), p. 20.