L’art contemporain se déploie au-delà du visuel ; ses formes interpellent de plus en plus le spectateur sur les plans sonore, kinesthésique, olfactif ou du toucher tout autant que de la vue. «  Il n’y a plus de média visuel », nous disait le théoricien du tournant pictural William J. T. Mitchell, en 20051. Les œuvres sont installatives, interactives, relationnelles, de performance ou sonores. Ce changement de paradigme vers une déhiérarchisation des sens fait émerger une nouvelle expérience esthétique. Dès lors, les repères visuels et le recours au discours pour les décrire et vivre cette expérience à travers elles ne semblent plus suffisants.

Alors que depuis longtemps les arts ont dépassé la dimension oculocentrique, nous nous demandons comment ouvrir le champ de la pédagogie de l’appréciation esthétique à ces réalités en émergence. Nous nous réunissons toutes les deux dans l’espace de cet article afin d’agencer nos points de vue et de réfléchir à des voies alternatives pour entrer en contact avec les œuvres. Marie-Pierre Labrie, pédagogue artiste, conçoit et réalise des projets de création et d’appréciation en art actuel avec différentes communautés et groupes scolaires. Léah Snider, professionnelle du milieu muséal et des galeries, déploie une pratique qui s’interroge sur la pédagogie publique.

Nous posons donc la question : comment augmenter l’appréciation esthétique de l’art contemporain pour permettre à la personne apprenante de la conscientiser et d’en témoigner au-delà du discours ? Ici, nous imaginons une pédagogie qui se tisse par l’intermédiaire de la corporéité pour saisir la nature multisensorielle des œuvres. En utilisant le terme « corporéité », nous faisons référence à la notion anglophone d’embodiment, selon laquelle le corps, par ses sens, ses affects, ses dimensions biologiques et sociales, est coarticulé à la cognition, et ce, en tout temps, dans nos manières d’appréhender le monde extérieur, de se le représenter et d’apprendre2.

Notre réflexion, de nature plus spéculative que prescriptive, est inspirée par la pensée d’autrices qui ont ouvert le champ de l’appréciation de l’art à la multisensorialité et à la corporéité. Selon Jocelyne Lupien3, certains sémioticiens, au cours des années 1960 et 1970, ont affirmé la nécessité d’aller vers des épistémologies davantage portées vers les théories perceptuelles et cognitives pour décoder le sens des œuvres au-delà de l’iconographie et du langage verbal. De son côté, Jennifer Fisher4 invite à sortir d’une conception moderne, centrée uniquement sur le visuel, afin de créer des conditions permettant de vivre une relation sensorielle avec l’œuvre. L’autrice insiste sur l’importance du sens haptique dans ce contexte, qu’elle envisage comme celui du toucher tout autant que celui de la conscience du corps se mouvant dans l’environnement. Elle indique que ce sens haptique est celui qui relie particulièrement le dedans (nos émotions et notre intellect) au dehors (notre sensorialité et notre contact physique avec l’œuvre).

Dans nos pratiques respectives, nous tentons donc de dégager des stratégies pédagogiques susceptibles d’engager la sensorialité et de faire advenir ce croisement dedans/dehors, afin de sortir de la tentation du discours et du dialogue verbal comme uniques avenues pour comprendre l’œuvre. Cet accès sensoriel informe différemment la perception et la manière dont la personne apprenante va relier l’expérience esthétique à son être. Nico Roenpagel propose une sorte de contemplation engendrée par le corps : être sensible à son corps dans la lenteur pourrait favoriser une qualité de présence à soi et à l’œuvre. Cet état exige cependant de se ramener de façon soutenue à l’instant et au ressenti sensoriel, affectif ou social pour vivre « un ralentissement, une mise au point et une présence entière à l’expérience de l’art5 ». L’auteur parle d’une façon d’apprendre à la première personne – « first-person way of knowing » (p. 98) – et nous l’entendons comme une manière d’accorder de la crédibilité à la subjectivité dans le décodage de l’œuvre, cette subjectivité nourrie par le corps, en restreignant le plus possible la critique. « Principalement, plutôt qu’une quête intellectuelle sur le sens d’une œuvre d’art, une approche contemplative recentre l’attention sur l’expérience elle-même, plus spécifiquement, vers une prise de conscience de l’expérience6. »

Mais comment susciter cette contemplation au moment de la rencontre avec l’œuvre ? En tant que pédagogues, nous sommes guidées par cette question lorsque nous concevons la médiation de l’œuvre. Dans un contexte d’enseignement universitaire, Marie-Pierre Labrie a fait le pari de susciter, chez les étudiantes et les étudiants, une expérience esthétique orientée vers les sens, les affects et le corps tout en la reliant à la cognition, mais en se gardant de leur proposer de déployer une analyse et une interprétation par le texte. Suivant en quelque sorte les principes de la lente contemplation de Roenpagel, elle les a invités à visiter une exposition de leur choix en galerie ou en musée. Lors de cette visite, il fallait prendre en note, sans rien filtrer, les effets qu’avait l’œuvre sur soi sur les plans affectif, sensoriel, kinesthésique et méta/cognitif. À partir des points saillants de ces notes, ils et elles devaient créer une bande sonore ou vidéographique de nature expérimentale évoquant cette rencontre esthétique.

Montserrat Duran Muntadas, Leio my oma (dentelle tête bébé) (2020), de la série Leio my oma, verre soufflé à la main, verre soufflé dans moule, dentelle, 45 x 45 x 45 cm. Photos : René Rioux, courtoisie de La Guilde

Dans ce contexte, une étudiante a choisi de visiter l’œuvre Leio My Oma (Dentelle tête bébé) (2020) de l’artiste Montserrat Duran Muntadas, une sculpture installative figurant des myomes faits de verre et de tissus, placée en suspension au plafond du Centre d’art Jacques et Michel Auger dans le cadre de l’exposition Engendrer l’impalpable en 2021. La représentation de tumeurs susceptibles de bloquer la fertilité témoigne des préoccupations de l’artiste quant à son identité féminine vue à travers la maternité. L’étudiante a traduit l’effet de cette rencontre sous la forme d’une bande sonore diffusant deux voix échoïques et étouffées par ce qui semble être de l’eau. Rythmée scrupuleusement par un battement de cœur, sa voix est accompagnée par celle de sa mère. Elles formulent des paroles tirées d’une chanson maintes fois chantée durant l’enfance. La transmédiation de l’expérience esthétique, ici d’une œuvre sculpturale fragile et intime en bande sonore, travaille les mots et leur énonciation davantage par évocation texturale que par le discours, et témoigne du ressenti du corps affecté qui perçoit l’œuvre dans le lieu d’exposition.

Dans ce cas-ci, il y avait la transposition de plusieurs expériences d’ordre intime, mais si les œuvres sont présentées dans l’espace public, comment favoriser la compréhension de la personne apprenante dans ses interactions avec celles-ci ? L’une d’entre nous, cette fois Léah Snider, développe des expériences multisensorielles autour de l’art public, reposant sur la pédagogie sociale. L’emploi de dispositifs numériques (capteurs sonores, déambulation accompagnée de balado), ainsi que de techniques narratives (conte et récit) vise ici à encourager le développement d’interactions naturelles, lentes et calmes, et à élargir la compréhension des questions d’accessibilité. Avec l’intention d’aller au-delà d’une lecture oculocentrique de l’œuvre, ces dispositifs permettent d’explorer tout particulièrement la phénoménologie du son – et d’activer la perception auditive comme puissant agent mnémotechnique, à la fois pour faire surgir des expériences antérieures et pour trouver des moyens éventuels de retenir l’information sur l’œuvre. Si l’on se réfère à la pensée du philosophe Jean-Luc Nancy, il ne s’agit pas ici de considérer les sons comme plus puissants que les images, mais plutôt comme plus permanents. Ainsi, être « à l’écoute », c’est « écouter de tout son être7 », ce qui implique une mise en résonance à l’intérieur de soi.

Imaginons comment cette pratique pédagogique, narrative et multisensorielle pourrait se développer autour de La joute (1969-1970, fonte vers 1974), sculpture-fontaine réalisée par Jean Paul Riopelle, d’abord installée au Parc olympique et qui se déploie aujourd’hui sur la place portant son nom dans le quartier international de Montréal. Les soirs, de la mi-mai à la mi-octobre, on active un impressionnant cercle de feu sur la surface de l’eau qui entoure l’œuvre. À cela s’ajoute un jeu de brume et de lumière. En général, les œuvres d’art public sont mises en relation avec leur environnement, ce qui permet de les explorer de manière subjective, ici par la sensorialité et l’expérience du lieu. En interrogeant l’œuvre dans l’espace à partir du son, nous pourrions réorienter le premier contact avec celle-ci : la question « De quoi s’agit-il ? » deviendrait plutôt « Que me fait-elle sentir ? » ou « Quelles sensations active-t-elle ? ». En se positionnant par rapport à la sculpture et en étant à l’écoute de la zone environnante, le public pourrait par exemple y répondre par le dessin ou par la danse.

L’aspect sensoriel de l’appréciation esthétique mérite selon nous d’être développé davantage. Nous invitons les pédagogues de l’art à considérer ces avenues pour augmenter la conscientisation vis-à-vis de l’œuvre au-delà d’un discours. En découle un appel à sortir de la classe – pour mieux entrer dans les espaces d’exposition et développer des expériences pédagogiques qui se démarquent par leurs qualités multisensorielles. La prochaine étape consistera à sonder ce que cette approche induit chez les personnes qui la mettent en application et à trouver des manières explicites d’en témoigner.

1 Traduction libre du titre de l’article de W. J. T. Mitchell, « There are no visual media », Journal of Visual Culture, vol. 4, no 2 (2005), p. 257-266.

2 La phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, notamment, a abordé cette notion à l’aide d’une réflexion qui se veut incarnée. Quantité d’autrices et d’auteurs qui traitent de la notion d’embodiment se réfèrent à sa pensée pour articuler leurs idées à ce sujet.

3 Voir Jocelyne Lupien, « Sémiotique et histoire de l’art. Chronique d’une rencontre annoncée », dans Amir Biglari (dir.), La sémiotique et son autre (Paris : Éditions Kimé, 2019), p. 469-488.

4 Voir Jennifer Fisher, « Relational sense: towards a haptic aesthetics », Parachute, no 87 (1997), p. 4-11.

5 Traduction libre, p. 99. Nico Roenpagel, « Knowing body, knowing time: contemplative-embodied art engagement as an inventive research practice », dans Kim Snepvangers et Susan Davis (dir.), Embodied and Walking Pedagogies Engaging the Visual Domain. Research Creation and Practice (Campaign : Common Ground Research Network, 2018), p. 97-120.

6 Traduction libre, ibid., p. 100 : « Principally, rather than an intellectual inquiry into the meaning of an artwork, a contemplative approach re-shift the focus to the experience itself, more specifically, toward an awareness of the experience. »

7 Voir Jean-Luc Nancy, À l’écoute (Paris : Galilée, 2002).