Réimaginer l’accessibilité des archives par l’approche curatoriale
Si les restrictions liées à la pandémie de COVID-19 ont fermé les portes des archives institutionnelles aux publics, ralentissant alors les activités de terrain et la production de connaissances, elles ont mobilisé des équipes de recherche et des artistes pour développer des plateformes numériques qui hébergent et exposent les archives. Ces initiatives permettraient-elles de redéfinir l’accessibilité et la critique institutionnelle ? Face aux mesures sanitaires, les centres culturels ont imaginé des formes hybrides de programmation sur la Toile et en salle, et parfois en complément l’une de l’autre.
Pendant cette période aux déplacements d’objets et d’humains limités, les équipes se sont tournées vers ce qui était déjà dans leur enceinte : les archives et les collections. Des initiatives pour développer un meilleur accès à ces ressources ont vu le jour, auxquelles s’est ajoutée une réflexion collective sur la notion d’accessibilité et le rôle des institutions artistiques et culturelles (musées, centres d’art, bibliothèques, etc.) dans ces politiques1. Et si les mesures d’accès ne constituaient pas seulement la publicisation – soit l’action de rendre public – mais impliqueraient la production d’outils relationnels pour penser et réfléchir les archives et l’histoire des institutions ? Autrement dit, l’accessibilité élargie par la reproductibilité et la numérisation ne devrait-elle pas dépasser la pratique de « rendre spatialement et humainement plus proche de soi » le patrimoine, comme le signalait déjà Walter Benjamin2 ? La numérisation et la création de bases de données impliquent un travail titanesque et coûteux, mais pourraient-elles être imaginées comme des processus participatifs, publics, collectifs et critiques ?
La question mérite d’être posée, car malgré la légifération sur l’accessibilité aux archives des organismes publics et la protection des renseignements personnels3, les publics font face à de nombreuses barrières. Conservation, horaires et localisation, manque de personnel, coût de numérisation, non traitement, longues procédures administratives ne sont que quelques exemples qui limitent l’accès à ces ressources primaires sur l’histoire des organisations. Ainsi, les restrictions sanitaires n’ont fait que rappeler la fragilité de l’accessibilité et de la démocratisation de ressources permettant la production d’un travail critique, voire autoréflexif, sur les institutions culturelles. Face à l’engouement pour la numérisation à l’ère (post)pandémique et post-vérité, qui s’accompagne d’un financement important, plusieurs questions se posent. Est-ce que les centres d’art devraient se suffire de la diffusion en ligne ou de la transmission des documents traités ? Ces initiatives proposent-elles une nouvelle forme de transparence ou bien s’agit-il d’un nouveau type de filtre ? Dans quelle mesure les lieux de programmations culturelles sont-ils prêts à faire face aux critiques qui émergeront de cette diffusion ? Quels bénéfices mutuels pourraient être tirés de ces pratiques numériques ?
Dans le contexte (post)pandémique, des projets participatifs parfois radicaux se mettent en place pour non seulement repenser les modalités d’accès aux archives, offrir une meilleure transparence organisationnelle, mais surtout pour réévaluer l’usage critique de cette documentation. Ils proposent de dépasser la « mise en ligne » en s’appuyant sur des pratiques alternatives d’exposition dites « curatoriales ».
Selon Beatrice von Bismarck4, les activités curatoriales, qui se différencient du commissariat (curating), plutôt associé à un travail administratif et économique de diffusion de l’art ou d’archives, se définissent par rapport à la « relationnalité » ou à la formation d’un réseau entre les différents agents et objets de l’exposition. Elle identifie trois paramètres : le collectif, la publicisation (becoming-public) et le processus comme élément structurant de l’activité curatoriale. Dès lors, la particularité de ces initiatives serait de produire du sens et de la connaissance, notamment en exposant son processus collaboratif de recherche et en incluant sur un même piédestal l’ensemble des actants (publics, objets, artistes, commissaires, etc.). Deux activités curatoriales récentes ont retenu mon attention.
Au centre d’art et de recherche De Appel à Amsterdam, l’artiste brésilienne Mariana Lanari propose une exposition en deux volets intitulée Catching up in the Archive (7 avril-29 mai 2022). Elle est constituée d’une installation dans la salle principale qui met à disposition plus de 16 000 objets tirés des archives du centre. Ce dispositif est accompagné d’une plateforme interactive et participative en ligne qui identifie et relie la documentation en proposant une classification non traditionnelle. Le moteur de recherche Bibliograph est alimenté par des personnes invitées, des membres de l’équipe, la communauté étudiante, ou simplement par des gens curieux de De Appel. L’expérience se déroule comme ceci. En entrant dans l’immense salle, nous faisons face à un amoncellement sur le sol de petites piles de livres, documents et dossiers. Ces colonnes instables et fragiles forment un dédale et spatialisent l’ensemble des fichiers conservés par le centre depuis 1975. Il n’y a plus rien dans les réserves ni dans les étagères, et les archives sont à la merci des publics. Les archivistes travaillent dans l’exposition ; des tables avec des numériseurs disposées à plusieurs endroits sont en libre accès ; le sol est marqué par des collants aux couleurs pastel, liés les uns aux autres par des flèches, qui indiquent les mots clés d’une base de données (Term, Date, Event Id, Page, Cover, etc.). Nous pouvons compiler et numériser les ressources en suivant un protocole. Les pages alors envoyées sur Bibliograph réunissent des données et font voir l’histoire institutionnelle, programmatique et intellectuelle du centre d’art au-delà de catégories sémantiques prédictibles. Ainsi, cette exposition participative et évolutive offre la possibilité d’utiliser la collection de façon traditionnelle et non traditionnelle, autant pour la recherche précise que pour la découverte intuitive répondant alors aux besoins d’information et d’inspiration des publics. Pour Mariana Lanari, Catching up in the Archive devient une ressource collective et personnelle destinée autant aux participantes et participants qu’aux institutions.
« En exposant physiquement les archives de De Appel et en créant la possibilité d’ajouter une couche sémantique à la base de données préexistante du centre, au moyen d’une nouvelle interface numérique, nous pouvons spatialiser la nature dynamique de la collection et améliorer sa découvrabilité, tant dans l’espace physique que numérique. Ceci va rendre possibles des interprétations fascinantes et va faciliter les futures connexions entre des archives apparentées d’ici et d’ailleurs5. »
La pratique curatoriale associée à une pratique de diffusion des archives placerait alors les institutions culturelles dans une position de vulnérabilité, qui ne serait plus seulement celle de la conservation – vulnérabilité matérielle de la documentation –, mais celle de leur propre histoire. À ce propos, rappelons que l’étymologie du verbe exposer signifie « mettre à la vue de, dire, présenter, expliquer, ou mettre à la merci de6 ». En exposant ses archives, l’institution rend visibles ses activités et ses lacunes et s’expose donc à la critique. Cependant, au lieu de considérer cette mise à la vue curatoriale de l’archive comme un danger, pourrait-on plutôt la voir comme émancipatrice ?
La bibliothèque et le centre d’exposition Artexte à Montréal est un lieu de conservation et de réflexion sur les pratiques artistiques et culturelles contemporaines. Cette institution héberge plus de 30 000 documents sur l’art principalement au Canada et contient de nombreux dossiers sur les activités du milieu artistique. À l’automne 2021, la chercheuse et commissaire Joana Joachim présente Blackity (23 septembre 2021-23 juin 2022), réalisée à la suite d’une résidence. Cette exposition retrace « la trajectoire de l’art canadien noir contemporain dont témoigne la collection allant de 1965 à 2020. Son objectif est de souligner les moments clés et les personnes, ainsi que de considérer les fils conducteurs thématiques, esthétiques ou conceptuels qui les relient7 ». Fruit d’une collaboration, cette cartographie de l’histoire de l’art noir au Canada est de nature hybride et mêle une exposition de documents, d’éphémères et d’artefacts à une plateforme numérique8 . Le processus de recherche fait partie intégrante de l’exposition. Par exemple, le site Web prend la forme d’une base de données singulière où les publics lient, voient et écoutent des annotations, des commentaires audio, des compléments d’information et des textes. Ainsi, la recherche curatoriale de Joachim donne accès aux archives et reformule la problématique de l’invisibilisation de ces artistes par les institutions. Elle invite les publics à devenir acteurs et à se demander, comme le fait le critique d’art Nicolas Mavrikakis dans Le Devoir, « Pourquoi nos musées ne se sont-ils pas plus intéressés à cette histoire ? ». « Quels sont les défis rencontrés quand on veut rendre visible un art souvent poussé vers la marge ? », demande Mavrikakis à la commissaire. Elle répond : « Un des plus grands défis auquel je fais face, c’est de trouver de la documentation9. » C’est d’ailleurs en réaction à cette lacune qu’Artexte organisa un Wikithon10, une séance de contribution collective à Wikipédia sur les pratiques artistiques marginalisées.
Cette appropriation des enjeux de l’accessibilité des archives par les pratiques curatoriales engage les institutions dans un nouveau terrain de rencontres entre les documents historiques, les technologies, les publics et les artistes. Les formes de critiques qui émergent repositionnent les organismes culturels comme des lieux de collaboration et de production de connaissances collectives. Ainsi, la mise sur pied de ces expérimentations curatoriales permettra, peut-être, de redessiner les schémas historiographiques, mais aussi d’envisager de nouveaux possibles pour les institutions.
1 À ce sujet, consulter par exemple le numéro 10 du Stedelijk Studies Journal (automne 2020).
2 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version de 1939) », Œuvres III (Paris : Gallimard, 2000), p. 278.
3 Au Québec, la loi date de 1982, mais est encore aujourd’hui mal connue. Un projet est en cours de révision et un mémoire de l’Association des archivistes du Québec a été déposé auprès du gouvernement en mai 2022. Sur ce sujet, voir « La révision de la Loi sur les archives(2) : des réponses à vos questions », Convergence AAQ (blogue), 18 octobre 2021.
4 Beatrice von Bismarck, The Curatorial Condition (Londres : Sternberg Press, 2022).
5 Traduction libre, Catching up in the Archive, De Appel.
6 Voir la définition du dictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales.
7 Joana Joachim, Blackity, Artexte, 8 juin 2021.
8 La plateforme numérique peut être consultée en cliquant ici.
9 Nicolas Mavrikakis, « Sur le radar : Trois questions à Joana Joachim, derrière ’’Blackity’’ », Le Devoir, 16 octobre 2021.
10 Le programme de la série de journées contributives sur Wikipédia « Art+Féminisme » peut être consulté en cliquant ici.