À Saint-Jean-Port-Joli, l’année 2024 marque le quarantième anniversaire du Rendez-vous International Sculpture 84. L’évènement à ciel ouvert réunissait, à l’époque, des sculpteurs et des artisans d’horizons divers, en les classant en cinq catégories : artistes autochtones, patenteux, artisans, sculpteurs et artistes-animateurs. Cette catégorisation maladroite, que la perméabilité des frontières rend lacunaire, était révélatrice d’une volonté rassembleuse autant que d’un besoin de différencier les approches. La Biennale de sculpture de Saint-Jean-Port-Joli se perd encore aujourd’hui en arguties entre tradition et modernité, populaire et électif.

DUOS DONNÉS


Vraisemblablement en transition, avec une équipe nouvellement en place, la récente édition n’avait pas le lustre international des précédentes (1994-2021). Les commissaires Sevia Pellissier et Julien Saint-Georges Tremblay, à la suite d’un appel de dossiers, ont sélectionné une douzaine d’artistes québécois et les ont pairés avec perspicacité. Une exposition collective présentant leurs démarches personnelles s’est déroulée à la charmante Chapelle des processions, tandis que les artistes ont eu trois semaines pour créer ensemble des œuvres inédites dans le parc municipal, déjà riche en statues. La contrainte de la cocréation a apporté son lot de défis et, sans s’y restreindre, les catégories de 1984 ont fini par résonner à travers les propositions.


Par exemple, un duo a combiné, par l’érection d’un totem animalier (Enrique Pelaez), une approche traditionnelle de la sculpture autochtone et ce qui s’apparente à l’ouvrage d’un patenteux (Olivier Moisan Dufour), un dôme échafaudé à coup de planches dont l’expression populaire « broche-à-foin » décrit parfaitement l’esthétique. La pièce de Pelaez contrastait avec celle de son collaborateur tout en dialoguant significativement avec une œuvre de première instance, couchée à proximité : un mât totémique en hommage au corbeau offert par la communauté Ksans, apportée en 1984 depuis la Colombie-Britannique. Les échos aux œuvres passées révélaient un pan d’histoire. Ici, c’est le caractère ancestral et communautaire de la sculpture sur bois qui était indirectement évoqué. D’autres artistes, eux, ont plutôt choisi de plonger dans l’histoire de l’évènement lui-même, et de détourner des sculptures de sa première édition.


Kristel Tremblay et Daphnée Cantin ont travaillé de concert sur l’ensemble de leur proposition, qui était axée sur le contraste, sans cependant parvenir à trouver une signature commune. Une forme organique en pierre, lisse et de couleur pêche, s’opposait au panneau en bois calciné qui complétait leur diptyque. Ce dernier détonnait des œuvres environnantes dont le bois, usé
et raviné par le temps, est devenu rude et gris. Dans ce duo, c’est l’esthétique de Cantin qui semblait dominer, puisque la duplicité entre le bois et la pierre ainsi que l’ajournement de la matière sont des traits distinctifs de ses œuvres. Tel que nous le démontraient les pièces montrées dans l’exposition présentée en marge de la biennale, la pratique de Cantin est étonnamment et brillamment affirmée malgré le fait que l’artiste soit la plus jeune de la cohorte. Or, plus tangible qu’apparent, l’intérêt de Tremblay pour la performance a sans doute influencé le corps à corps avec la matière qu’a imposé la réalisation de leur sculpture commune monumentale.


Béatrice Boily et Mylene Raiche ainsi que Camille Lescarbeau et Stacy-Ann Oliver semblent quant à elles avoir fusionné leurs pratiques. Leurs propositions s’implantaient tantôt en contraste, tantôt en harmonie avec le paysage. Les unes, mêlant une approche conceptuelle (Boily) à une sensibilité pour le textile et l’accident (Raiche), ont créé une installation éphémère subissant la fluctuation des marées et du vent, inscrivant à même le tissu blanc et le métal de plus en plus rouillé les traces de l’invisible : une manière de matérialiser les éléments. Les secondes sont sans doute celles qui ont le mieux arrimé leurs pratiques respectives, soit le travail du papier chez Lescarbeau et les préoccupations pour le territoire chez Olivier. Elles ont abordé avec résilience les incendies de forêt à Lebel-sur-Quévillon, qu’elles-mêmes ou leur famille ont subi en 2023. C’est d’ailleurs en Baie-James qu’elles ont réalisé un projet de médiation culturelle participative avant leur séjour à Saint-Jean-Port-Joli. Elles présentaient finalement, durant l’évènement, La vie et la mort se tiennent la main et marchent parmi les épilogues, une intervention in situ en bord de fleuve où étaient rassemblées, en cercle, des pierres bien particulières : certaines enfumées ; d’autres recouvertes de papier ensemencé et bientôt de pousses végétales ; d’autres encore conçues avec de l’argile amassé à même les tranchées creusées pour ralentir le feu. Cette première expérience collective entre les deux artistes est prometteuse et annonce d’autres éventuels projets en commun. On constate dans ces collaborations l’horizontalité des savoir-faire et une réciprocité qui, sans inhiber les identités créatrices de chacune, tend à en révéler une nouvelle.

Olivier Roberge et Louis-Charles Dionne (2024). Performance dans conteneur


Le pairage d’artistes est pratiqué par la Biennale depuis quelques éditions déjà. La collaboration entre artistes ébranle les conventions, brouille la notion de signature et les catégories des œuvres. Elle transforme les processus et, parfois, multiplie les points de vue ou les différences. C’est le cas pour le duo formé d’Éric Sauvé et de Raoul Gasser-Fillion, dont les clivages étaient évidents non seulement au niveau générationnel, mais aussi vis-à-vis des personnalités (force tranquille versus rigueur dynamique), des approches (objets détournés versus fabrication technique) et des étiquettes (art contemporain versus métiers d’art). Conjuguant l’humour au savoir-faire, ils ont taillé à même un billot une colonne architecturale classique qui semblait s’être effondrée après avoir été grignotée par un castor. Gasser-Fillion, forgeron de métier, est allé jusqu’à concevoir l’outil imitant les dents du mammifère. Si la qualité de leur réalisation n’en a pas souffert, l’interprétation de sa signification diverge d’un artiste à l’autre ; alors qu’un y voit une simple boutade visuelle relevant de l’absurde, l’autre considère la pièce comme un symbole de la dilapidation du patrimoine bâti au Québec.


Enfin, un dernier binôme paraissait quant à lui en parfaite complémentarité. L’intérêt d’Olivier Roberge et Louis-Charles Dionne pour la boîte de transport d’œuvres leur a permis d’obtenir un accès privilégié aux caisses d’entreposage des vieilles éditions de la Biennale. Les artistes se sont approprié une œuvre abandonnée depuis 1984 (La baigneuse, de A. Vanheerswyngheb) en la revalorisant au sein d’un écrin d’art actuel : une caisse de transport sur mesure de couleur turquoise qui, fermée définitivement à la fin de l’évènement, avait l’allure paradoxale d’un sympathique cercueil. Plus encore, c’est tout un conteneur de métal rempli de sculptures monumentales, brisées ou incomplètes, que les artistes ont réaménagé. Ici, les aptitudes pour la mise en scène de Roberge (paysages miniatures) combinées à l’approche conceptuelle de Dionne (mises en abîme) ont donné lieu à une œuvre spectaculaire mettant en contexte l’histoire du lieu et de l’évènement, tout en répondant littéralement à sa thématique : Entretenir le brasier. Sous leur emprise, le conteneur est devenu à la fois un cénotaphe, une grotte enfumée et un temple. Le fond illuminé pourvu d’ogives et d’une rosace créait un contrejour où se profilaient des stèles. Celles-ci, désuètes et précaires, se révélaient soudain magistrales.


L’ÉPOPÉE BOURGAULT


Un volet « pop-évènements » présentait slam, danse et ateliers d’arts traditionnels animés par divers artisans-animateurs. Une conférence a mis de l’avant nul autre que Pierre Bourgault, seul artiste senior de tout le programme. Sa présence était d’autant plus remarquable que le sculpteur annonçait la fermeture définitive de son atelier et la mise en vente de ses équipements le jour même de l’ouverture de la biennale. Ce qui peut sembler anecdotique prend toute son importance considérant l’ancrage historique du personnage dans son milieu.


En parallèle de la Biennale, le Musée de la mémoire vivante, avec son exposition Dans l’esprit du lieu, nous en apprenait beaucoup sur la relation intime et composite qu’entretient le village de Saint-Jean-Port-Joli avec la sculpture. Propulsé par des politiques gouvernementales considérant les métiers d’art traditionnels comme un tremplin pour l’économie touristique, le « gossage de bois » est élevé au rang d’art patrimonial en 1930. Cette année-là, la rencontre de l’anthropologue Marius Barbeau avec l’artisan Médard Bourgault donne le coup d’envoi à une épopée familiale et régionale retentissante. L’intellectuel fait la promotion de l’ancestrale taille directe sur bois, tandis que l’artisan convainc ses frères d’« écrire dans le bois », comme lui, l’histoire du pays. De partout, les gens s’arrêtent à Saint-Jean-Port-Joli pour se procurer un personnage ou un bas-relief, une scène traditionnelle ou un paysage pittoresque. C’est tout un pan du Québec qui s’écrit ainsi sur des planches de pin rouge. Afin de répondre à l’engouement, bientôt toute la famille et les voisins participent à la production de ces souvenirs gravés dans le bois. Une école de sculpture est finalement fondée en 1940 par les frères Bourgault. C’est en leur honneur que la Place de la fête est d’ailleurs rebaptisée, en 2001, le Parc des Trois-Bérets. L’endroit où de nombreuses éditions du « Festival de la taille directe » se sont déroulées avant que l’appellation « Biennale de sculpture » soit adoptée.


Suivant les traces de son père Jean-Julien Bourgault et de ses oncles, tout en y insufflant la souveraine modernité propre à sa génération, Pierre Bourgault reprend la gestion de l’école en 1967 et la mettra finalement sous clé au début des années 1980, après un refus du gouvernement d’accorder une accréditation collégiale à l’établissement. L’artiste fonde ensuite le centre d’artistes Est-Nord-Est (1992) dans le même bâtiment, depuis un pilier pour l’art actuel en région. De l’autre côté du mur de la scène où
le grand sculpteur contemporain présentait les maquettes de ses projets d’intégration d’art à l’architecture, les immenses œuvres sur bois Lendemain d’élection et La quadrille, signées par son père Jean-Julien Bourgault, trônaient dans toute leur splendeur, moins naïves et autrement plus populaires que cela peut paraître.

Ces œuvres, réalisées aux débuts des années 1960, ont été sauvées in extremis et rapatriées à Saint-Jean-Port-Joli quand, en 2014, l’Hôtel Delta, qui les détenait au centre-ville de Montréal, fut vendu et que les nouveaux propriétaires s’apprêtaient à les jeter1.

UN FEU ROULANT


La Biennale de sculpture de Saint-Jean-Port-Joli démontre à nouveau sa pertinence, et son duo le plus prospère est sans doute la combinaison établie entre son présent et son passé. L’édition 2024 a donné lieu à des œuvres originales fascinantes et, certainement, à des rencontres humaines intenses et stimulantes. Les artistes, habitués au travail individuel en atelier, s’y sont retrouvés doublement en dehors de leur zone de confort s’il en est une, en travaillant courageusement en binôme et à l’extérieur. Imprégnés de l’environnement, ils ont mis en valeur les matières indigènes, salué l’histoire et les protagonistes de la sculpture locale, et revendiqué le risque toujours renouvelé de la création artistique.


Par un heureux équilibre, leurs pratiques actuelles, sans renier la tradition, évitent la folklorisation. Elles soulèvent des enjeux primordiaux concernant la conservation du patrimoine, la pérennité des œuvres d’art public, l’héritage et la transmission, mais surtout elles mettent en relief la nécessaire convivialité entre artistes au sein d’un évènement à la fois populaire et fécond.

L’autrice tient à remercier les artistes, les commissaires et les organisateurs de la Biennale de sculptures ainsi que Michel Saulnier et Joanie Lévesque pour leur hospitalité.

1 Michel Chassé, « Deux sculptures de Jean-Julien Bourgault sauvées in extremis », L’Oie blanche, 3 avril 2014, consulté le 1 septembre 2024. https://cmatv.ca/deux-sculptures-de-jean-julien-bourgault-sauvees-in-extremis-2014-04-03/